La route endeuillée: Jean Graton et Joël Robert
Ces deux noms rappellent à beaucoup une foule d’images et de souvenirs d’enfance. A une semaine d’intervalle, les 13 et 21 janvier derniers, Joël Robert, champion de moto et Jean Graton, créateur de Michel Vaillant, ont passé le drapeau à damier pour la dernière fois. Double hommage, et double cœur lourd.
C’était un soir de novembre 2019, à Braine l’Alleud, en Belgique. La Carrosserie Janssens, spécialisée en voitures anciennes, fondée par Luc Janssens, héros des premiers Paris-Dakar, accueillait l’inauguration du 8e numéro de Roaditude. Quelques pages y étaient consacrées à l’épreuve reine des sables créée par Thierry Sabine et à l’exploit du taulier du soir en 1985. En tant qu’ami de longue date et ancien coéquipier du Dakar en 1987, Joël Robert était présent. Souriant, entouré, disponible comme toujours. Non loin de lui, sur le mur, entre des pièces de voitures emblématiques et quelques memorabilia (Dakar, Rallye du Hain, Nationale 7…), de grandes planches originales de Michel Vaillant, signées Jean Graton. C’était avant le Covid et nous ne savions pas encore à quel point nous avions de la chance, ce soir-là, d’êtres réunis…
Né le 10 août 1923 à Nantes, Jean Graton est un des pères de la bande-dessinée franco-belge de l’après-guerre, immortalisé par sa série de Michel Vaillant, créée en 1959, devenue emblématique… Tant par la manière de traiter le sujet mécanique que de sortir du ronron des pistes de courses pour porter le récit et l’aventure hors des sentiers battus. Le dessinateur de BD Jean-Luc Delvaux (Jacques Gipar chez Paquet, avec Thierry Dubois) a collaboré sur six albums avec Jean Graton, à partir de La piste de Jade en 1995, ainsi que le Dossier Michel Vaillant consacré à James Dean, la même année. « Jean ne correspondait pas du tout à cette image de personnage bourru qu’on pouvait lui coller. Il était bienveillant. Il n’a jamais eu un commentaire cassant sur les dessins que je lui montrais. J’allais une fois par semaine, travailler dans son bureau. Il était très agréable, méticuleux, il parlait beaucoup de l’époque de course automobile qu’il avait connue, celle des belles années où on pouvait encore approcher les pilotes. Il avait fait des reconnaissances pour Liège-Sofia-Liège, en accompagnant des journalistes, pour préparer Le 8e Pilote. On ne voyait pas autant de compétition automobile à la télévision qu’aujourd’hui. Cela restait assez exceptionnel, inédit. D’où l’impact qu’a eu son Michel Vaillant. Jean était capable de rendre avec précision tous les moments clés d’un tour de piste à Monaco, en pointant les tours/minute, de rendre palpable l’ambiance des 24h du Mans, la tension du départ, les drames de la course… Et puis les décors ! Il prenait des photos ou en récupérait et utilisait un épiscope pour les travailler afin de les mettre en case dans les albums. A l’époque c’était très moderne, cela permettait de gagner du temps pour les circuits, les voitures. »
Route de Nuit
Particulièrement sensible à « son côté routier, reconstituant les bords de routes, plus que son côté coureur automobile » le dessinateur et historien des nationales Thierry Dubois, qui lui a rendu un vibrant hommage sur Facebook, reconnaît l’apport de Graton à son art : « Jean Graton était un exemple en matière de récit de bande dessinée. Il a créé tout un univers, qui était déjà présent en 1957 dans les cinq petites histoires qu’il avait réalisées pour le journal Tintin, et qui lui avaient mis le pied à l’étrier. Tout était déjà mis en place dans ces histoires qui serviront de base à l’album Route de Nuit sorti huit ans plus tard : les personnages, l’univers des constructeurs et des coureurs automobiles, le rôle de la famille, la dynamique du scénario. Il n’y a pas un dessinateur automobile qui n’a pas pris quelque chose chez Graton. Le mouvement, la vitesse, le son des moteurs, il a tout inventé ou presque. On peut reprocher plein de choses à Graton, son dessin rigide, qui évolue peu, ses marottes familiales. Mais il faut se souvenir que ça a été créé il y a plus de 60 ans. A l’époque, un héros de BD devait être journaliste, détective privé ou flic pour pouvoir évoluer au-delà de trois albums, explorer d’autres milieux, d’autres pays… C’est difficile de faire dans la nouveauté avec un pilote. Graton a réussi à faire évoluer cet univers avec en filigrane une histoire de famille. »
L’aspect prototypique des Vaillantes, marque fondée par le père de Michel et Jean-Pierre, a pu faire sourire, elles ne s’éloignaient pas trop du réel : « C’est une marque fabuleuse. Jean Graton aurait pu être designer dans un bureau d’étude, il a créé des artifices extraordinaires tout en restant superbement dans le domaine du possible. Il y avait quelque choses d’extrêmement casse-gueule à réaliser une série de bande dessinée sur un coureur automobile : le risque étant évidemment qu’en faisant tourner ses héros sur un circuit, le récit risquait lui aussi de tourner en rond. Or, tous les albums qui sortent des circuits ont une saveur particulière, comme Route de Nuit, où il place astucieusement un plan explicatif sur une page pour décrire comment se déroule la poursuite sur la nationale. Ou Le 8e Pilote, quand il nous embarque sur le Liège-Sofia-Liège, un de ces marathons de la route, une pure folie, où les coureurs n’ont pas un moment d’arrêt durant la course… En termes de documentations sur les camions, les routes, l’univers qui entoure tout ça, Graton a été un modèle. »
En 1971, le 20e album des aventures de Michel Vaillant met en scène le futur sextuple champion du monde moto 250cc, Joël Robert. Un hommage mérité et un des meilleurs albums de la série…
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Rodéo sur deux roues
Né le 24 novembre 1943 à Grandrieu, dans les Hainaut, à quelques kilomètres de la frontière française, Joël Robert a, depuis que son compteur personnel s’est arrêté, à 77 ans, fait pleuvoir sur son départ quantité d’hommages, sportifs, humains, amicaux. Né d’un milieu modeste, père mécanicien et motard, mère au foyer, il s’est hissé sur l’Olympe du sport moteur à l’âge de 20 ans et est resté, au-delà des succès, une personnalité suprêmement attachante. Aimant la convivialité avec la même simplicité, le même goût de la bonne vie essaimés tout au long de son parcours exemplaire de champion.
En 1962, il se rend aux compétitions avec son père à bord d’une Austin Mini découpée en pick-up. Allemagne de l’Ouest, de l’Est, Tchécoslovaquie, Pologne… Ces moyens du bord, il ne les quittera pas durant une carrière professionnelle entamée alors que l’encadrement pro était quasiment inexistant. L’année de son premier titre en 250 cc, en 1964, il relie toujours les Grands Prix en voiture avec sa moto en remorque. Le champion du monde de 20 ans (avec huit victoires consécutives) fêtera seul son sacre à Helsinki : « au buffet de la gare avec un verre de lait » sourit-il, 30 ans plus tard, au micro de la télévision belge. Arrivé en Finlande sans cravate, il avait été refusé dans tous les grands restaurants. En juin 1972, il part encore et toujours seul, en train, en direction de Kishinev, en Moldavie, pour le Grand Prix de Russie. Après un voyage épique semé d’embûches et de retards, il arrive quelques heures avant la compétition et « crevé mort », s’offre une micro-sieste. Réveillé par son manager, il est soulagé de l’entendre lui annoncer que le ciel s’assombrit et que la pluie sera de la partie. Joël Robert, même avec les yeux qui piquent, est imbattable sur terrain boueux. Il remporte la compétition, qui lui ouvre une voie royale vers son 6e titre mondial, deux mois plus tard. Joël Robert est une star. « Quand j’étais môme, avec mon frère, il était notre héros », se souvient encore Thierry Dubois.
Plus qu’une science quasi-innée de la courbe, des reliefs et de la mécanique, Joël Robert, c’était aussi un torse – arborant pour l’éternité une vareuse jaune – et des bras qui ne semblaient en rien affectés ni secoués par les tourments que lui réservait le tout-terrain : ne pas se laisser dominer par la machine, apprivoiser ses mouvements, les mettre au service d’une certaine exigence de la compétition, d’un bon timing, pour libérer la concentration et le plaisir de la course. Sans doute un peu de la recette de cette osmose avec la moto, acquise à coups de trique depuis à partir de ses 7 ans, alors que son père, motard lui même comme ses frères et ses neveux, entendait assurer l’hérédité du lien avec les deux roues.
Enfant terrible et tout-terrain
Joël Robert portera ce lignage bien au-delà du cercle familial, puisqu’il rayonnera dans le monde entier, jusqu’à susciter l’admiration de Steve McQueen, rencontré durant les Six Jours Internationaux d’Enduro, en Allemagne de l’Est. L’acteur bénéficie des conseils du futur champion du monde sur le tournage de La Grande Évasion (1963), au cours duquel Joël Robert supervise quelques cascades. Une amitié se crée le long des circuits, de sorties moto improvisées et autres Trans-AM, mais aussi autour de la table, autre endroit de prédilection pour le Belge.
L’enfant terrible du motocross était avant tout, pour ceux qui l’ont connu, un être incroyablement attachant. Bon vivant, sacré caractère, mais aussi d’une modestie et d’une gentillesse aussi énorme que ses exploits. Il aimait la moto (en tout terrain cross, mais aussi trial), il aimait la jeunesse, la sienne (« j’ai eu trois jeunesses, j’aurais pu en avoir quatre ») mais aussi celle de ses élèves pilotes qu’il a pris sous son aile au Motocross des Nations, préparant la relève. La Course de l’Avenir et le Motocross du Pays Noir, qu’il organise, mettent en selle de jeunes promesses du moto-cross. Les recettes sont reversées aux œuvres pour les enfants dans le besoin. Joël Robert organisateur de compétition, c’est aussi le Trial de Charleroi, les 12h de la Chinelle, à Franchimont, en Belgique, une épreuve d’endurance tout terrain devenue culte parmi les initiés et les passionnés de moto. Et la Croisière Bleue, co-organisée avec Thierry Sabine. Avec son comparse Luc Janssens, il a participé, en tant que pilote auto, au Rallye Paris-Dakar, en 1987, dans un équipage d’assistance. « Là j’ai compris pourquoi c’était un champion » raconte Luc Janssens, quand il évoque le prologue de Cergy-Pontoise, durant lequel leur Range Rover chargée à ras-bord de pièces fait une sortie de route. Robert ne se décourage pas et fait une spectaculaire remontée pour se loger à la 17e place et, le lendemain, durant la spéciale, passer au nez et à la barbe des favoris… Un tonneau empêchera l’équipée de continuer sur sa lancée.
« L’ami de tous », comme l’appelait le journaliste belge Paul Fraikin était aussi un excellent cuisinier, une très bonne fourchette. Il aimait les réjouissance qui suivent les compétitions, et s’entourer de la chaleur de ses amis, dont il refusait rarement l’invitation à dîner : « J’aime le sport, j’aime les gens, j’aime tout le monde ». Au micro de Paul Fraikin, toujours : « J’ai fait un tas de conneries, c’est vrai, j’étais jeune, mais je ne regrette rien. Aujourd’hui, je signerais le même contrat. Au début de ma carrière, je n’avais pas de sponsor, mais j’ai eu l’occasion de voir beaucoup de gens, beaucoup de monde, d’avoir le contact humain. Et pour moi, le contact humain, c’est la plus belle chose du monde ». Santé, Joël.
(Interview : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : Fondation Michel Vaillant, Graton Editeur, DR pour l’image de tête)