Le garage, arrière-pays des gens de peu
La route comme espace de vie : Plume Patte de Philippe Villard, sympathique ovni littéraire qui oscille entre récit et tableau, nous apporte une nouvelle illustration de cette réalité. Bien plus qu’un lieu, le garage qui est la scène de ce texte fonctionne comme un moteur dramatique, et permet aux gens modestes qui s’y retrouvent d’exister pleinement, par-delà l’invisibilité, voire le mépris, dont ils font l’objet. On le comprend, Philippe Villard aime les marges, au sens propre comme au figuré. Rencontre.
Roaditude – Philippe Villard, quel écrivain êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Philippe Villard – Avec derrière moi un seul livre, je ne pense pas déjà prétendre au titre d'écrivain. Celui d' « écrivant » me va bien et comme j'ai eu la joie d'être publié, je n'ai pas écrit en vain. Sinon, j'aurai 60 ans cette année, je suis journaliste actuellement chef d'édition à la Tribune de Genève. Dans ma vie comme dans mon travail de terrain, je me suis toujours senti guidé par le goût des rencontres, la musique des mots et l'envie de raconter quelque chose.
Quelles sont vos références et coups de cœur en matière de littérature ?
Avant de m'atteler à la rédaction de Plume-Patte, j'étais et reste un grand lecteur et, si je lis assidûment certains auteurs, je me laisse tenter par des 4es de couverture ou je puise aussi dans ce que mes collègues du service culturel abandonnent dans la rédaction. Mes lectures sont faites de goûts et de hasards.
J'ai un faible pour Flaubert, sa couleur locale et son ironie féroce aussi. J'apprécie la littérature américaine contemporaine, notamment ce que publient les éditions Monsieur Toussaint Louverture, mais aussi l'œuvre de Cormac McCarthy et celle de Joyce Carol Oates, qui sont pour moi des Nobel en puissance. En littérature française, je me délecte des livres de Pierre Jourde. Le Jourde et Naulleau et Pays Perdu bien sûr, mais aussi Festin secrets, Winter is coming et le monstrueux Le Maréchal Absolu. J'aime encore me plonger dans le fleuve puissant de la littérature russe, de Dostoïevski à Sergueï Lebedev en passant par Soljenitsyne, Chalamov, Grossman ou Cholokov. Chez les Italiens, j'apprécie ce fabuleux trio d'auteures que forme Silvia Avallone, Valentina d'Urbano et Elena Ferrante. J'arrête là car plus j'en cite, plus il m'en vient à l'esprit…
Dans Plume-Patte, vous avez voulu «peindre le monde englouti» d’un garage, monde englouti pour lequel vous confessez une réelle fascination. Parlez-nous de votre projet et de vos intentions…
J'ai plusieurs projets sur étagère ou dans les tiroirs... Et je ne pensais pas que Plume-Patte serait le premier à aboutir. Mais je tenais vraiment à parler un jour des « gens de peu ». Les livres de Pierre Sansot, les documentaires de Nadège Trebal ou Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas, mais aussi Les Armoires vides d'Annie Ernaux fournissent chacun à leur manière des éléments d'arrière-plan de Plume-Patte. Je voulais parler d'un monde pas connecté et de son écosystème. Autour du garage se déploient du troc, de la solidarité, du savoir-faire. C'est un endroit qui devient le point de rencontre d'une forme d'économie morale aussi puisque, grâce à l'habileté de Plume-Patte, des voitures ou des organes mécaniques que l'on jugerait hors d'usage reviennent dans le marché parallèle.
« On ripaillait au garage »… Dans votre univers, le garage est un véritable lieu dramatique qui permet les rencontres et les interactions entre personnages. Comment avez-vous construit votre texte ?
Le texte est construit sur une série d'oppositions : plaisir-réalité, masculin-féminin, sacré- païen, propre-sale, dehors-dedans... Le garage de Plume-Patte est l'inverse de l'appartement de la Rombière. Ce sont les antres de deux fauves qui sont ne sont réunis que dans leur opposition permanente. En plus d'être ce point de rencontre, le garage est un endroit en quelque sorte « sacré ». Il s'y tient une cène, ou une bacchanale, et le lieu n'existe qu'à travers Plume-Patte. Il en est l'âme. Mais plus que le rôle du garage, j'ai envie d'insister sur la mécanique automobile qui occupe la place d'un personnage tout en étant « dans » Plume-Patte.
Vous citez régulièrement Georges Brassens, et votre ouvrage se termine avec une série de chansons de votre cru. La musicalité du texte, c’est important pour vous?
Oui ! C'est essentiel. J'aime la musicalité de certains mots, leur manière de sonner, de claquer. J'ai sûrement péché ici par excès d'ornementation… Brassens s'est imposé parce qu'il a été, entre autres, le chantre des copains, des bistrots, des hommes entre eux... Pour ce qui est des chansons, j'ai tenu à mettre trois textes en annexes car ils sont « pré » Plume-Patte. Ils datent tous de bien avant le livre et en sont devenus aujourd'hui le prolongement. Eh bien, après les avoirs rédigées, j'ai suivi des ateliers d'écriture de chansons avec le grand parolier qu'est Claude Lemesle. Il dit toujours que la rime est un gadget, mais il a donné de belles clés à ses élèves.
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Ce qui vous a touché chez les gens que Plume-Patte et son monde incarnent, les « gens de peu », c’est « un sens de la joie et un contentement du présent ». Par rapport à cela, on sent chez vous une certaine nostalgie…
Le contentement du présent, c'est cette capacité à vivre l'instant sans jugement ni ambition. On est chez des gens de peu effectivement, mais sans conscience de classe. Ils ne sont pas, comment dire, « structurés » par le militantisme ou une pensée politique qui nourrirait leur réflexion ou leur désir de changement. On les sent plutôt bien comme ils sont, tout simplement.
Quant à la nostalgie, cette remarque est quasi unanime dans les critiques et recensions qui ont parlé du livre jusqu'à présent et je l'avoue, ce n'est pas ma démarche. Comme quoi, aussitôt offerte au monde, une création échappe à son auteur. En moi pas de nostalgie des temps évoqués ici, même si, oui, compte tenu de l'époque actuelle et de ses moyens techniques, mon livre est une histoire de grand-père. Toutefois, si vous vous promenez dans les villes ou dans ce qu'il reste de faubourgs en étant attentif, vous verrez que des telles gens existent encore. Seulement, on les retrouve plutôt du côté des communautés d'émigrés. Pour vivre cela, comme c'est dit dans le livre, il faut avoir son « arrière-pays ».
Si je dois parler de nostalgie pure, j'irai volontiers puiser chez un auteur comme Gregor von Rezzori. Dans ses mémoires et peut-être même dans Une hermine à Tchernopol, il hisse la nostalgie au rang des beaux-arts. Si je dois m'emparer de cette notion, j'irai davantage voir du côté de chez Régis Debray qui dit que la nostalgie n'est pas un regret, mais un tremplin qui appuie la volonté de faire quelque chose. Une nostalgie créatrice, en somme.
Ce qui semble important pour vous, c’est de faire voir, de lutter contre l’invisibilité. Avez-vous d’autres projets allant dans ce sens ?
Je ne sais pas si j'aurai une seconde chance, une deuxième vie, pour faire aboutir ce qui sommeille en moi, dans mes carnets, dans mes cartons. Si cela se concrétise un jour, ce sera dans un registre très différent, mais, oui, vous avez raison, ce sera pour traiter d'une forme d'invisibilité, ou peut-être de ce que l'on ne veut pas ou plus voir.
Philippe Villard, Plume Patte, éditions A plus d’un titre, La Bauche, 2020. Pour en savoir plus sur Philippe Villard, consultez son site Internet www.lignesdevie.ch.
(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédit illustration : éditions A plus d’un titre, Gérald Herrmann)