A chacun son rythme

head-rythme-opt-2.jpg

Les modèles qui président à l’évolution urbanistique, la gestion de ses trafics routiers et de ses axes de flux arrivent à saturation. Un ouvrage pluridisciplinaire édité par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) place au centre des échanges la notion de rythmes, acceptation volontairement plurielle aux fondements politiques et scientifiques, qui propose de réinjecter l’hétérogénéité, l’harmonie, la douceur dans les frictions du vivant.

cover-rythme-opt.jpg

La congestion des villes saturées de trafic, les antagonismes croissants entre usagers, les politiques urbanistiques en zones (« zoning », commerces péri-urbains, etc.) cloisonnant de plus en plus les activités, les gorgeant d’incitations à l’optimisation du temps et d’injonctions consuméristes ont considérablement entamé le tissu social. Paru aux éditions de la prestigieuse École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), le Manifeste pour une politique des rythmes est un ouvrage pluridisciplinaire au carrefour des sciences sociales, de la sociologie urbaine, de la géographie et de la philosophie. Il propose de mettre au cœur de la réflexion et de la prospective la notion de « rythme », de la substituer à la notion de « spatio-temporel » qui préside encore notre lien au paysage et à son occupation. Ce faisant, il entend redonner une nouvelle trame aux relations sociales, individuelles et collectives, à travers une politique qui prenne en compte la multiplicité des rythmes et leur possible harmonisation.  

Un nouveau champ de recherche

L’ouvrage est le fruit du travail de Manola Antonioli (Philosophe de l’architecture et de l’urbain, professeures à l’école Nationale Supérieure d’Architecture de Paris), Guillaume Drevon (chercheur au laboratoire de Sociologie urbaine de l’EPFL), Luc Gwiazdzinski (Géographe, professeur à l’École Nationale supérieur d’architecture de Toulouse), Vincent Kaufmann, (Professeur de Sociologie urbaine et d’analyse des mobilités à l’EPFL) et Luca Pattaroni (Docteur en sociologie et chercheur eu Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL). Le quintet avait déjà publié, en 2019, l‘ouvrage Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve (Elya).

La continuité de ces travaux, questionne ici la fuite en avant d’une société où prendre son temps, se sortir des logiques d’optimisation, jusque dans l’organisation des activités et du temps privés, est de moins en moins aisé. Où « lever le pied » répond également à une double injonction contradictoire (« il est urgent de ralentir ») qui peut s’avérer aussi aliénante et oppressante que la course à l’échalote dont il se veut le contrepied. L’uniformisation des cadences et des flux autour d’un objectif unique et démultiplié de performance, de productivité, de fécondité relève directement, d’après les auteurs, du fonctionnement du capitalisme globalisé.  

En conséquence, la saturation semble devenir l’horizon indépassable de la multiplication des informations, des objets, des donnés, de ce qui sollicite notre attention ou notre présence. Une saturation symptomatique qui se matérialise dans la congestion de tout ce qui fait circulation : systèmes d’information, informatiques, nerveux (burnouts) et forcément routiers. Pour se dégager de ce qu’ils définissent comme des « pathologies rythmiques », le groupe de chercheurs ne prône pas un arrêt mais bien une prise en compte de la multiplicité des rythmes notamment en milieu urbain, une prise en compte de leur hétérogénéité et de leur complémentarité. Pour palier aux impasses, aux irritations, aux frictions et au crispations découlant de ces saturations socialement pathogènes. En outre, les auteurs insistent sur les effets d’inégalité et d’oppression que ce modèle appuie, mais aussi les espoirs de solidarité et d’émancipation que sa remise en question rend possible.  

Le contenu de cet article vous est offert.

Vous avez la possibilité de soutenir notre projet en faisant un don ou en commandant notre revue dans notre boutique en ligne.

Faire un don

Sortir des antagonismes

Le livre se décline en une échelle de propositions nourries de réflexions issues des champs des différents intervenants : relâchement, temps d’arrêt, fardeau, congestion, lassitude, eurythmie, polyrythmie, allure, traces, aléas, ordonnancement, composition émancipation, surgissement, … Autant de portes d’entrées lexicales pour articuler une pensée pratique de la gestion de l’espace et du temps. Observant les mutations qui frappent le monde (et le chapitre que nous vivons depuis près d’une année n’y fait pas exception), la « politique du rythme » construit une analyse qui réfléchit les modes de production et de gestion de la ville contemporaine, irriguée de flux, de voies empruntées par des usagers aux modalités et aux tempos différentes. Piéton, cyclistes, automobilistes, pendulaires, résidents et riverains, sans oublier trottinettes et transports publics.  

Elle propose de réfléchir à un « urbanisme des rythmes » qui sortirait des antagonismes vitesse/lenteur, vide/plein, calme/agitation pour rendre à la ville ses usages polychroniques, une conciliation des rythmes individuels et collectifs déterritorialisée, qui gomme le concept de zone en faveur d’une hybridation des espaces et des temps. Cette mutation nécessite, on s’en doute, des pans de pédagogies, de recherches, d’actions et d’expérimentations dans les aménagements, appuyés par un engagement citoyen, sans lequel leur mise en œuvre relèverait d’une déconnection dommageable. Ces modes de réflexions invitent à repenser les notions mêmes de territoire, d’espace au regard d’un autre maillage temporel, respectueux de l’hétérogénéité de ses composantes.  

Cohabitation des usages de la route

Concrètement, ce nouveau champs recherche permet de penser autrement la congestion du trafic, l’épuisement personnel ou de masse, l’accueil et la gestion des foules. Cela signifie, en termes de mobilité, favoriser l’hybridation des voies pour accueillir les différentes modalités et leurs vitesses respectives. Si la séparation entres voies automobiles et voies cyclistes, par exemple, telles que matérialisées dans certains pays du nord (ou même autour de Madrid, ces dernières années) par des autoroutes à vélos permet d’allier fluidité, rapidité et sécurité, les auteurs soulignent la nécessité de maintenir les espaces d’échanges et de « frottements ». Des voies et des espaces hybrides où cohabitent piétons, cyclistes, trottinettes, etc. Dans l’idée que les zones de ralentissement soient aussi des zones d’intensification des échanges de la vie quotidienne, qui ne soient pas soumis à l’obligation de rentabilité ou de consommation, des zones libres de toute enseigne, de toute marchandisation.  

Cette recherche des rythmes multiples et respectueux rejoint l’idée des auteurs d’une « choréopolitique », une pratique chorégraphique de l’espace-temps. « Nous vivons dans un monde toujours plus saturé », explique les auteurs dans cet ouvrage concis, nourri de références et scandé par des photographies urbaines de Christian Lutz qui soulignent avantageusement le propos. « Saturé de signes, de normes, d’objets et de sollicitations qui tous contribuent à nos aliénations quotidiennes. Afin de retrouver les voies d’une émancipation, ce manifeste défend l’idée que la réponse à cette saturation réside dans la capacité à retrouver la maîtrise politique de nos rythmes, qu’ils soient individuels ou collectifs. »


M. Antonioli, G. Drevon, L. Gwiazdzinski, V. Kaufmann et L. Pattaroni, Manifeste pour une politique des rythmes, EPFL Press, Lausanne, 2021.

(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : Adobestock)