"Seules les bêtes", mortelles randonnées
Huitième long-métrage de Dominik Moll, Seules les bêtes confirme à nouveau le talent du réalisateur à emporter le spectateur dans les abîmes brûlants du désir et de la frustration, et à évoquer les ravages de la passion amoureuse avec une puissance shakespearienne. Orchestré par les forces occultes du surnaturel et de la folie à l’œuvre sur les hauteurs glacées du Causse Méjean comme dans les bas-fonds d’Abidjan, ce thriller bénéficie d’un scénario dantesque inspiré du roman éponyme de Colin Niel.
Alice aime Joseph ; Michel, le mari d’Alice, entame une cyber-relation avec une mystérieuse inconnue ; Joseph lui, aime la Mort ; Evelyne n’aime qu’elle même, au détriment de la ravissante Marion ; Armand se fait aider d’un sorcier pour reconquérir le cœur de Brigitte. Structuré comme un vaudeville, avec ses triangles amoureux et la multiplication de ses chassés-croisés, Seules les bêtes tourne rapidement au jeu de massacre, et aucun personnage n’en sortira indemne.
Eros et Thanatos
Les films de Dominik Moll mettent souvent en scène des êtres tordus, d’apparence normale mais qui sont le jouet de forces mystérieuses ou tout bonnement fous à lier. Et là, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on est servi en archétypes psychanalytiques dans ce film rural aux accents chabroliens : les personnages féminins sont sinueux, trompeurs et manipulateurs, mais aussi des objets de conquête fantasmés : ils incarnent l’eros, la pulsion sexuelle.
A contrario, les hommes du film sont monolithiques, rudes (comme les paysages du Causse), sinistres et mortifères, voire carrément nécrophiles. Ils sont à l’évidence porteurs de la pulsion de mort, le thanatos. Entre les deux, les voix d’une vieille retraitée vivant sur le Causse ou d’un féticheur d’Abidjan, adepte de sacrifices humains, mettent en garde contre les dangers de céder à la passion amoureuse et à l’adultère. Alice est avertie : « Si tu aimes ton mari et qu’il t’aime, tu ne risques rien. » Armand, lui, est prévenu par le marabout sur le fait que « l’amour, c’est donner ce qu’on a pas. » Sera-t-il prêt à en payer le prix ?
Via Mala, la route du Mal
Mais Seules les Bêtes compte un autre personnage, et il est impitoyable : le Causse Méjean et ses routes verglacées. Vu d’en bas comme une Forteresse Noire, il révèle une étendue désolée à son sommet, sans cesse battue par le blizzard et parcourue de présences fantômatiques malveillantes. Ses routes sont sinueuses comme les élans des personnages, et ses parcours innombrables nous le montrent comme un lieu de désespoir, de tromperie, de mort violente et, partant, de catharsis des tensions et des pulsions mortifères. La menace sourde qui émane du causse fait naître et nourrit en permanence l’atmosphère du film.
Avec un scénario ciselé à l’extrême, vertigineux et circulaire comme un ouroboros (une autre référence occulte), et emmené par la musique parfaitement inquiétante de Benedikt Schiefer, Seules les bêtes offre au spectateur des performances d’acteurs à couper le souffle, au service de personnages juqu’au-boutistes. Et vous, êtes-vous prêts à payer le prix de l’amour ?
Seules les bêtes (2019), un film de Doninik Moll, avec Denis Ménochet, Laure Calamy, Damien Bonnard, Nadia Tereszkiewicz, Valeria Bruni-Tedeschi.
(Texte : Nicolas Metzler, Genève, Suisse / Crédits photos : Jean-Claude Lother, Haut et Court)