Un "road-tripes" sur les traces de l'art brut monumental
Récit de voyage à travers l’Amérique du Nord et périple sur les terres de l’Art brut, Des pépites dans le goudron ! est un ouvrage taillé dans une langue libre, survoltée, en phase avec ce qu’il évoque, les environnements, ces créations d’art brut monumentales à la poursuite desquelles il est parti en 2011. Passionné d’art brut, d’art outsider, Matthieu Morin se lance avec sa femme, à bord d’une Chevrolet, sur les routes américaines. Ce qui flèche son itinéraire ? La présence d’univers imaginaires construits par des autodidactes, se situant en dehors du circuit officiel de l’art.
Durant cinq mois, la Chevrolet sillonne les routes américaines, au fil d’un « road-tripes sans GPS », partant de New York, direction Caroline du Nord afin de découvrir l’univers d’éoliennes, de machines fantaisistes concoctées par Vollis Simpson, repartant vers le village de Palmyra (Tennessee) afin de s’immerger dans les ruines, les restes fantomatiques de l’œuvre d’Enoch Tanner Wickham, une statuaire honorant des héros locaux et des figures religieuses. Chacun de ces créateurs a consacré des décennies, voire toute son existence à édifier dans la pierre, la roche, l’acier des espaces architecturaux, sculpturaux qui sont le miroir de leur univers intérieur.
La gigantomachie des totems, des tours métalliques d’une cinquantaine de mètres de haut, l’ésotérisme des messages, des symboles sont aux rendez-vous avec Billy Tripp dont l’œuvre décoiffe le paysage de Brownsville dans le Tennessee. Son environnement baptisé « The Mindfield » offre un autoportrait architectural, « une sculpture évolutive et autobiographique empreinte de mystère qu’il définit comme une conversation avec soi-même ». Les habitants de son imaginaire sont projetés dans des structures d’acier, incarnés dans des œuvres aux formes sortant des sentiers battus, formant un microcosme reflétant les obsessions, les questionnements du créateur.
Décor apocalyptique
La Chevrolet dévale vers le grand sud, longe le Mississipi, s’arrête au village de Bovina dominé par l’œuvre bigarrée d’Earl Wayne Simmons, « une anarchitecture poétique où l’angle droit peut aller se faire foutre ». La voiture descend vers la Nouvelle Orléans. Nous sommes en 2011, quelques mois après une des plus grandes marées noires de l’Histoire, l’explosion de la plateforme pétrolière Deep Horizon. Mer gazoutée, écosystèmes détruits pour des décennies… C’est au milieu de ce décor apocalyptique que se love le Chauvin Sculpture Garden, l’œuvre que Kenny Hill a érigée en Louisiane Comme une nouvelle genèse cosmique et religieuse de l’univers, traduite en disques représentant les planètes, en personnages issus du folklore américain. Pour lui seul, Kenny Hill façonne ce monde qu’il abandonne après dix ans de création. La foi, le mysticisme qui portaient son inspiration cessent de palpiter en lui.
La Chevrolet avale des milliers de miles, à la recherche de joyaux échappés du bitume, de forcenés qui ont mis le sens de leur vie dans l’érection d’architectures hors normes. Cap vers la route texane menant à Houston, vers la planète « Orange » de Jeff McKissack avant de faire halte, toujours à Houston, dans un temple dédié à la déesse bière : John Milkovisch (né en 1912) « a ainsi fait de la canette de bière la matière première de son délire architectural, histoire de ne pas mourir de soif durant un fou rire (…) 50 000 canettes recouvrent la Beercan House ».
Dans le désert californien, une colline aux couleurs psychédéliques s’élève, barrée par un immense « God is love ». Depuis des années, Leonard Knight édifie la Salvation Mountain devenue un lieu-phare des environnements bruts, monument à la gloire du mess age christique, qui a failli être détruit, les centaines de milliers de litres de peinture déversés dégageant une pollution au plomb.
Faïences, coquillages, verre,…
Les routes de Californie mènent au bestiaire taillé dans le rocher par W.T. Radcliffe, créatures à l’intersection des règnes, gardiennes de lieux pétris d’une mythologie idiosyncrasique. La Chevrolet glisse sur la Highway One, se dope à « Born to Be Wild » de Steppenwolf — Easy Rider oblige —, se gare dans Watts où les stupéfiantes constructions de Sabato Rodia attendent Matthieu Morin et sa compagne. L’artiste récupère tout, des faïences, des coquillages, du verre, des rayons de vélo et recycle ses trésors dans des architectures qui tiennent de la féerie futuriste, entre cathédrale revisitée en vaisseau spatial (les hautes flèches métalliques) et bateau retravaillé en autel. L’on compare volontiers de nos jours ses constructions à celles du facteur Cheval ou de Gaudi.
Les œuvres totémiques de Richard Tracy près de Seattle (installations cinétiques, stylisations figuratives ou abstraites), de Silvio Barile à Bedford dans le Michigan (un peuple de statues monumentales d’une grande beauté singulière) et d’Arthur Villeneuve à Chicoutimi (Québec) clôturent cette escapade au cœur de l’art brut.
Au terme du voyage, vingt mille miles au compteur, douze environnements découverts, traduits par le texte et les photographies de Matthieu Morin, une ruée vers l’art brut, ses énergies, ses rythmes, ses formes dont la grammaire visuelle témoigne de la fantaisie en roue libre des créateurs.
Matthieu Morin, Des pépites dans le goudron ! Un roadtrip brut en Amérique, Fremok, Bruxelles, 2019.
A voir par ailleurs : exposition « L'Amérique n'existe pas ! (je le sais j'y suis déjà allé) », jusqu'au 2 février 2020, Art et Marges Musée, 314, rue Haute, 1000 Bruxelles. Site Internet : artetmarges.be - ouvert du mardi au dimanche de 11h à 18h.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo: Salvationmountain.org)