"Drive my car", trajet rédempteur
Ryûsuke Hamaguchi signe l’adaptation libre d’une nouvelle d’Haruki Murakami pour un voyage mental et introspectif, avec au cœur une vieille Saab 900 rouge. L’art dramatique, comme forme de salut, et la voiture, comme espace théâtral autonome, s’entremêlent ainsi dans ce bijou de trois heures, lauréat du Prix du Scénario au Festival de Cannes, centré sur des personnages en quête de vérité et de renaissance.
« [La voiture] est un espace fermé et mobile. Un espace en mouvement. C’est en quelque sorte nulle part, et il y a des moments où cet endroit nous aide à découvrir des aspects de nous-mêmes que nous n’avons jamais montrés à personne, ou des pensées que nous ne pouvions pas mettre en mots auparavant. » Tels sont les propos de Ryûsuke Hamaguchi, derrière Senses et d’Asako I & II, sur l’un des points porteurs de son adaptation Des Hommes sans femmes d’Haruki Murakami. Dans les grandes lignes, Drive my car suit Yusuke, un acteur et metteur en scène de théâtre (Hidetoshi Nishijima) qui, après la mort de son épouse Oto (Reika Kirishima), scénariste pour la télévision, tente de faire son deuil.
En profondeur, le film déploie plusieurs arcs narratifs, dépeignant des sentiments refoulés qui se dénouent au fil des trois heures via les thèmes de la confiance, des non-dits, des secrets et de la trahison. Les approches et les vitesses du scénario embrassent dès lors certains codes du road movie. Car il est beaucoup question « d’angle mort », cette zone inaccessible au champ de vision d'un conducteur, qui existe dans les rapports humains. Le rythme structurel décompose ainsi avec sagesse l’intériorité de ces âmes égarées et en souffrance pour un voyage sur la route qui, lui, ne souffre d’aucun temps mort.
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Face à la perte
Drive my car s’ouvre sur une scène intime dans le lit conjugal du couple, avec la voix d’Oto qui, comme un rituel créatif, conte à Yusuke une nouvelle idée d’intrigue chargée d’érotisme, qui aura son importance par la suite. Leur mariage, déjà marqué par la perte de leur enfant, va peu à peu montrer ses fêlures par la révélation des infidélités fréquentes de son épouse, jusqu’à son décès soudain d'une hémorragie cérébrale. Les quarante premières minutes, comme guise de prologue, esquissent ainsi les personnages, de manière parcellaire, abordant l’amour, la sexualité, la mort, la maladie et l’art dramatique avant que n’apparaisse le générique à l’écran.
Hamaguchi et son scénariste, Takamasa Oe, installent dès lors une narration en deux temps. La première partie prend des allures de « road movie immobile » qui consiste en des trajets aller-retour répétés, de la maison au travail. À l’image de l’existence de Yusuke. La seconde se déroule deux ans plus tard. Son deuil de plus en plus hanté par tous ces secrets le contraint à s’y confronter alors qu’il se rend à Hiroshima pour diriger la pièce mélancolique Oncle Vania d’Anton Tcheckhov, avec une troupe de comédiens multilingue comprenant l’impulsif Kôji (Masaki Okada), l’amant de sa défunte épouse. Dans ce nouveau cadre, les responsables du festival de théâtre lui imposent à contrecœur Misaki (Tôko Miura), une jeune femme taciturne et mystérieuse, comme chauffeur obligatoire pour conduire sa vieille Saab 900 rouge.
Lâcher le volant
Au fil des trajets se crée doucement une véritable interaction entre ces deux êtres qui les amènent à faire face à leur passé. En arrière-plan, le traumatisme lié à Hiroshima, via ses routes et ses bâtiments reconstruits, vient accentuer leur volonté de dépasser leur douleur, d’accepter les erreurs, les secrets, les regrets, et de laisser derrière eux ce qui n’est plus pour continuer à vivre. Hidetoshi Nishijima, l’acteur principal, est intéressant à observer dans la peau de cet homme acceptant, mécanique, répétitif dans ses aller-retours et profondément attaché à ses habitudes, qui craint la vérité. Une vérité qui trouve pourtant son chemin avec Misoki dont la conduite maîtrisée et assurée lui fait oublier qu'il est dans sa propre voiture.
Ce changement de place, qui l’installe à distance sur la banquette arrière, lui permet de lâcher prise, d’entrevoir son art autrement et de réenvisager la vie sous d’autres perspectives pour une possible renaissance dans un cheminement à deux. La Saab 900 rouge vintage détonne d’ailleurs volontairement dans le panorama urbain au milieu des autres véhicules blancs, noirs ou gris, donnant la direction à suivre. La longue scène de confrontation sur cette banquette arrière où Kôji lui narre la suite de l’histoire, ébauchée par Oto dans le monologue d’ouverture, est captivante. Elle est bercée par un défilement de paysages nocturnes et le bourdonnement de la voiture qui roule à vitesse constante.
L’art salutaire
La voiture devient ainsi parallèlement cet « espace théâtral autonome » décrit par Hamaguchi. Si les personnages gagnent incroyablement en profondeur, la seconde partie laisse également place aux souvenirs. Ceux que Yusuke a de son épouse : sa voix qu’il écoute quotidiennement dans la voiture via cette cassette où elle s’était enregistrée, lisant les parties d’Oncle Vania, pour l’aider à mémoriser ses lignes de dialogues. Et ceux que Misaki a de sa mère, décédée dans leur maison provoquée par un glissement de terrain, et des violences familiales passées.
L’une des grandes forces du récit réside dans la confiance que la vie nous oblige à placer entre les gens pour pouvoir arriver quelque part. Hamaguchi érige l’art dramatique comme une « forme de salut » et donc de résilience, appuyé par les mots de Tchekhov. C’est le socle de cette adaptation. Au cours des répétitions, les comédiens récitent leurs textes dans leur langue maternelle (japonais, mandarin, coréen, langage des signes). Chacun doit se nourrir des rythmes du dialogue de l’autre pour créer une harmonie sur la scène théâtrale, laquelle sera soutenue par des sous-titres qui défileront sur un écran.
Ainsi, comme le démontre le Prix du scénario reçu à Cannes, qui s’est accompagné du Prix du jury Œcuménique ou encore du Prix Fipresci de la presse internationale, Drive My Car est un road movie mental et émotionnel magnifiquement filmé, qui fait jaillir la vérité. Surtout, Hamaguchi, au travers de Murakami, sonde les traumatismes et la façon dont les personnages parviennent à les gérer et à guérir, leur permettant d’atteindre leur destination avec sérénité.
Ryûsuke Hamaguchi, Drive my car, Diaphana Distribution, 2021.
(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits photo : Diaphana Distribution)