Le grand élan d’Hettie Jones
Fondées par le poète, écrivain et essayiste Bruno Doucey, les éditions Bruno Doucey donnent à entendre des grandes voix poétiques, reconnues ou en marge, Ferreico Garcia Lorca, Hesse, Amanda Devi, Sapho, Serge Pey, Perrine Le Querrec, Yannis Ritsos, Lionel Trouillot, Margaret Atwood, Bruno Doucey et bien d’autres. Avec Drive, recueil poétique d’Hettie Jones, nous découvrons le pendant féminin de Sur la route de Kerouac.
Passées jusqu’il y a peu sous silence comme le sont encore les acteurs afro-américains du mouvement, les femmes poètes de la Beat Generation ont fait entendre leurs voix dans l’anthologie Beat Attitude. Femmes poètes de la Beat Generation publiée en 2018 aux éditions Bruno Doucey. Etablie par Annalisa Mari Pegrum et Sébastien Gabignet, ce recueil rassemble les voix d’Hettie Jones, d’Anne Waldman, Lenore Kandel, Denise Levertov, Elise Cowen, Diane di Prima, Mary Norbert Körte, ruth weiss, Janine Pommy Vega, Joanne Kyger.
Comment vivre la route ? La matière poétique de Drive témoigne du fait qu’être une femme dans la société américaine des années 1950-1960 modifie la philosophie pratique du voyage. L’importance de l’ancrage du sujet d’énonciation – ici, une femme juive, née Cohen, à Brooklyn en 1934 – s’atteste dans des textes qui se nourrissent du vécu de la poétesse, des soubresauts historiques de l’époque et qui participent du bouillonnement créateur que libérèrent les artistes Beat dans l’Amérique puritaine et conservatrice des années 1950. L’énergie verbale qu’Hettie Jones met en mouvement est portée par un chant de liberté, une veine militante. Mariée au poète afro-américain Everett LeRoi Jones, elle fonda avec ce dernier la revue littéraire Yugen (qui publia les poètes Beat) et, ensuite, ils mirent sur pied la maison d’édition Totem Press. Hettie Jones nous rappelle que, derrière les noms de Kerouac, Burroughs, Ginsberg, Corso, Ferlinghetti, Gary Snyder, Janine Pommy Vega, etc., le mouvement Beat fut une révolution esthétique et existentielle collective, une explosion de contre-culture qui éleva l’art au rang d’un style de vie.
L’encre Beat de la révolte
« La femme à la voiture verte », « Faire la course avec la lune », « Ode à ma voiture », « J’ai été cette femme », « Sarajevo 1995 », « Abécédaire contre l’apartheid »… Les textes, souvent présentés de façon bilingue, qui rythment Drive sont trempés dans l’encre Beat de la révolte contre l’esprit bourgeois, contre le militarisme, la société conformiste américaine. Des échos de sa vie bohème avec LeRoi Jones, de sa vie après son divorce se nouent à des combats en faveur des Amérindiens, à des ateliers d’écriture qu’elle anime dans des centres pénitentiaires.
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Hettie Jones fonce sur les routes, sous les étoiles, baptise sa voiture « Geronimo », relate ses aventures à bord de sa Ford, de sa Chevrolet 56, la neige, le verglas, compose un kaddish pour le couple adultère assassiné en Afghanistan. Toutes ses voitures sont des voitures apaches qui prennent des virages serrés, sur les routes, dans la vie, dans l’espace poétique. Au prochain virage, est-ce l’amour ou la mort qui l’attend ?
Un autre monde
Le grand élan insurrectionnel de la Beat souffle sur ces textes qui secouent la littérature et subvertissent l’American way of life. L’irruption des femmes poètes sur la scène Beat montre comment, avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Bryon Gysin, etc., elles ont construit un autre monde, contestant l’ordre bourgeois, l’ordre patriarcal, l’ordre du langage, de la morale, cultivant la vitesse de la route et la lenteur d’une spiritualité orientale, nouant les excès d’expériences sensorielles et la sagesse d’une existence en phase avec les formes du vivant.
« J’écris depuis la peur, depuis
ce que j’ignore
J’écris aussi dans le grand élan de ma vie ».
La poésie d’Hettie Jones est coulée dans la célérité d’un verbe nerveux, sans apprêt. Elle questionne la fuite des années, « ses pensées emmêlées comme de la vigne sauvage », soulève des propositions vitales inédites, en marge, dès lors que l’activisme Beat est une façon de vivre portée par de nouveaux régimes de mots. Des mots déliés du corset des règles, qui slament avant l’heure, des mots qui s’indisciplinent, qui, libérés de l’héritage classique, en prise sur la pâte politique des choses, sur la folie, sur le désir, parient pour l’improvisation, la percutance du rock, la rythmique du jazz, la réinvention de l’oralité.
Intense créativité
La Beat Generation fraya la voie des hippies, annonça Mai 68, irrigua la culture rock, marquant Bob Dylan, Patti Smith et tant d’autres. Précurseur du punk, William Burroughs inventa le cut-up avec le peintre, poète Bryon Gysin. Drive s’inscrit dans ce brasier d’une intense créativité, nourrie par un vent libertaire où actions artistiques et actions politiques convergent. Hettie Jones fait voyager les mots hors de leurs rails.
L’écriture est une bohème électrique, branchée sur les drogues, la liberté sexuelle, les droits des minorités. L’écriture est une voie pour laver les humiliations des opprimés, des femmes, des minorités écrasées. Un projet de société alternative. Une maison de rêves pour échapper à la guerre civile, aux WASP, aux pogroms, aux synagogues qui brûlent et au Moloch consumériste. Soulignons la beauté des ouvrages publiés par Bruno Doucey, l’élégance formelle de leurs couvertures dont les couleurs et la rythmique post-psychédéliques annoncent l’entrée dans un autre monde. Et rappelons que les éditions MaelstrÖm, créées et dirigées par David Giannoni, sont les premières à avoir donné visibilité dans le champ francophone aux textes de Lawrence Ferlinghetti et d’Anne Waldman.
Hettie Jones, Drive, traduction de l’américain par Franck Loiseau et Florentine Rey, Bruno Doucey, Paris, 2021.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : DR, Hettiejones.com)