Adeline Dieudonné, restons zen
Adeline Dieudonné se poste là où tout part à la dérive. Tandis que la planète chavire dans le covid, les trajectoires des quinze personnages de son deuxième roman, Kerozene, basculent dans l’inconnu. Après La Vraie Vie, couronné par un succès fulgurant et de multiples prix, la romancière, dramaturge, nouvelliste Adeline Dieudonné délivre une fiction taillée dans l’outre-noir.
Au fil d’une écriture incisive, tracée au scalpel, où la morsure dissimule la tendresse, Kerozene décape la surface des choses, injecte de l’humour dans le thriller, du caustique dans les rivières de l’existence. Un lieu : une station-service en bordure de l’autoroute, dans les Ardennes. Une unité de temps : une nuit d’été, 23h12 à la première page, 23h14 à l’avant-dernière. Un décor traversé par des odeurs d’essence, par une ambiance asphalte, néons et solitude qui campe le lieu fatidique d’une rencontre entre les treize personnages, le cheval Red Apple et le macchabée dans le coffre d’un Hummer noir.
En une minute, tout dérape dans des flaques invisibles de kérozène, de kerozene, sans accents, avec un « z » car la tonalité des tranches de vie est plutôt cambouis, avec la dureté du « z ». Kerozene comme zéro scène. Le parking est la plaque-tournante d’un récit qui ausculte le trafic de vies qui n’auraient jamais dû se croiser. Dans une ambiance qui ravive les spectres des Tueurs fous du Brabant wallon, Adeline Dieudonné convoque Chelly, la prof de pole dance, l’influenceuse qui, venant d’assassiner son mari, trimballe son cadavre dans le coffre de sa voiture, Alika, la nounou philippine, la mannequin Victoire, phobique des dauphins, la caissière Juliette, la vieille femme Monica qui dort dans un hamac, le couple Gigi et Pupute…
Calme apparent
Dans l’univers d’Adeline Dieudonné, le calme n’est qu’apparent. Il suffit d’attendre, de se cogner au suspense et à la malice pour percevoir l’endroit où se dessine la lézarde. L’histoire d’Antoine happé par le lac qui lui demande des offrandes, les histoires du couple ayant recueilli une truie Estelle, de Joseph le représentant en acariens avec qui Chelly baise sous le regard mort de Nicolas, celle de Julianne s’enfonçant dans le délire se croisent, se recoupent. Kerozene est bâti comme un réseau de routes qui ne mènent jamais à la Terre promise. Une même structure relie la construction narrative du roman et le réseau routier. L’écriture-kérosène repose sur l’art des intersections, des points de jonction entre des êtres qui s’abîment dans une solitude que rien ne lève. Entre le cadavre de Nicolas, l’ex-guerrier de la survie devenu une petite fouine geignante, que Chelly a balancé dans le coffre et les cadavres que les personnages portent en eux, il y a peu de différence. La poésie est celle du délabrement. Au bout de la nuit, une autre nuit se lève.
« Mais je crois que quelque chose a déraillé à un moment »… Cette phrase prononcée par Julie condense le motif de prédilection d’Adeline Dieudonné : ausculter le moment où les règles factices, ordinaires, du vivre ou du survivre explosent. Elle se tient comme une guetteuse embusquée, balance quelques chausse-trapes et clame sa tendresse pour des personnages rongés par des démons tenaces, qui basculent dans le vide. Tous sont jetés sur les routes de l’existence, beaucoup suffoquent dans des cuves de kérosène, surnageant, coulant à pic, réussissant parfois à s’en extirper.
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Tendresse
La dynamite peut être bourrée de tendresse. Une tendresse de l’autrice et du lecteur pour Monica, la femme âgée, pour le cheval Red Apple, victime de la cruauté, de la folie des humains. Transfuge de La Vraie Vie, personnage attachant, Monica revendique une liberté de penser et d’agir. Jeu de mots auquel je ne résisterai pas, Kerozene nous dit qu’il n’y a pas de « kairos » (de moment opportun) possible, qu’il y a seulement des putains de stations-services qui accueillent les noctambules et les stations de leur chemin de croix, des êtres largués dans des événements qui les dévissent. On a beau filer à toute allure sur les autoroutes, prendre ses jambes à son cou, on ne se rencontre jamais soi-même. Le roman d’Adeline Dieudonné accorde un permis de séjour, un visa de transit à ceux et celles que personne n’attend. Le suspense grignote les pages. Les propriétés chimiques des hydrocarbures donnant leur nom au titre irriguent l’écriture.
Au travers de cette série de portraits de vies mazoutées, que le hasard nommé A. D. réunit autour d’une station-service, on émettra l’hypothèse que la pompe d’essence est l’analogie de la pompe d’écriture. L’élément liquide accuse une présence insistante dans le roman : le lait que boit Victoire, le sang qui gicle de Nicolas, le bouffeur de chips, l’eau du bassin qui réunit le dauphin Reiko et Victoire pour un shooting tournant au cauchemar, les larmes de Julianne, la cannette de bière qu’achète Monica, le sperme de Joël et de ses quatre collègues dans les orifices de Julie, le sang noir du chien Bidule assassiné…
Dans une station-service, on fait le plein. Le plein d’essence, le plein de provisions, de sexe, le plein d’écriture. Une écriture outre-noir comme le pétrole raffiné, entre assomption de l’absurde et arme de l’humour pour faire pièce au désastre. Une écriture qui rue comme le cheval Red Apple.
Conseil d’ami : que les lecteurs et lectrices amateurs de chips aux pickles se méfie de Chelly.
Adeline Dieudonné, Kerozene, L’iconoclaste, Paris, 2021.
(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Adobestock)