Lucie Azema, le voyage au féminin
Journaliste, globbe-trotteuse, ayant vécu au Liban, en Inde, en Iran, Lucie Azema nous plonge dans une poétique féministe du voyage. Ode à la liberté, à l’audace de partir sur les routes afin de découvrir l’autre et de se découvrir, l’essai Les Femmes aussi sont du voyage allie engagement et métaphysique de la flânerie.
Par la multiplicité de ses angles, le livre se tient au diapason du voyage, s’éprouve comme une escapade mentale, sensorielle. Qu’elle évoque les grandes exploratrices du passé, les femmes aventurières (comme Alexandra David-Néel), celles qui ont dû se travestir en homme pour pouvoir bourlinguer, ou qu’elle loue la poétique de la flânerie dans des pages qui pourraient s’inscrire dans un sillage baudelairien et surréaliste, Lucie Azema appelle les femmes à faire sauter le verrou mental qui, trop souvent encore, les retient de mettre le cap vers l’ailleurs. Voyager sans bagages, sans importer sa culture, ses points de vue, c’est s’ouvrir à l’altérité, à la différence, s’engager dans ce que Marguerite Yourcenar appelait « le bris des routines ».
Dans cette arche de l’itinérance, on relèvera les voix des voyageuses noires (comme celle de Mary Seacole, une aventurière jamaïcaine du 19ème siècle) qui durent combattre sur deux fronts, celui de voyager en tant que femme et en tant que noire. Le voyage et ses connotations d’aventures risquées, héroïques dessine un espace qui fut longtemps associé à la masculinité et à l’homme blanc. Les femmes voyageuses que Lucie Azema met en scène incarnent des figures engagées, des porte-paroles de divers visages du féminisme (Gloria Steinem, Alexandra David-Néel, l’alpiniste Lydia Bradey…). Pionnières, elles ont élevé l’itinérance au rang de moteur d’émancipation, invitant les femmes à secouer leurs chaînes, à remettre en cause l’héritage séculaire enfermant le féminin dans l’espace domestique.
Manque d’ambition
Partant de la scène cardinale de L’Iliade et de L’Odyssée — Ulysse parcourant le monde pendant vingt ans tandis que son épouse, Pénélope, l’attend à Ithaque —, Lucie Azema en fait l’image qui condense la répartition du masculin et du féminin. Soulignons qu’Ulysse part faire la guerre, que les expéditions au loin s’inscrivent dans un imaginaire de la belligérance et que, pour reprendre une nouvelle fois Yourcenar, « on ne voit pas ce que les femmes auraient à gagner à devenir aussi bêtes que les hommes ». Marilyn Monroe le disait autrement, en une formule dont on a souvent mal mesuré la complexité : « la femme qui cherche à être l’égale de l’homme manque d’ambition ». L’opposition de l’espace clos, domestique séculairement associé aux femmes, du moins dans les sociétés patriarcales, et de l’espace public réservé au hommes ne se réduit pas toujours ipso facto à la grille « espace domestique = aliénation », « espace public = liberté ».
D’une part, un pouvoir féminin est détenu dans l’enceinte de la maisonnée, d’autre part, dans des sociétés émancipées, le dedans, le foyer peut être un espace de liberté tandis que le dehors a souvent été un enfermement aliénant (aliénation de l’enrôlement dans la guerre et du travail obligatoire). Dans cet essai stimulant, revigorant, Lucie Azema pointe combien les frontières dedans-dehors sont plus sinueuses qu’il n’y paraît, combien leurs lignes de partage sont plus diagonales : « Grâce au voyage et à la solitude qu'il offre, les femmes se réapproprient non seulement le dehors, mais aussi le dedans, car il crée un aller-retour de l'un vers l'autre, et lie ces deux espaces jusqu'à les confondre et ne former plus qu'un : le territoire intime de la voyageuse ».
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Beau plaidoyer
Au fil d’un très beau plaidoyer, des pages passionnées en appellent à un écovoyage responsable, empathique, respectueux des autres, de la nature, au plus loin de l’arrogance d’un tourisme de masse qui pollue, saccage l’environnement, détruit les modes de vie autres des contrées qu’il colonise. Sans oublier les discriminations dont les femmes, les Noirs sont et sont toujours victimes, dont d’autres minorités, voire de nouvelles catégories sont la proie, il serait fécond de dépasser la division des expériences selon le prisme genré pour défendre un universalisme respectueux des différences. Les rapports de domination, le tourisme sexuel que l’autrice évoque dans le chapitre « Porno tropiques » s’exercent sur des individus dont le sexe importe peu, assujettissant femmes et hommes, adultes et enfants, humains et animaux : constante anthropologique, la machinerie de la domination entend conserver ses rouages, perpétuer son mécanisme quelles que soient les personnes qui en occupent les places.
Les voyages qu’ont expérimentés les grandes aventurières du passé n’ont plus rien en commun avec les visages actuels de l’itinérance. Dans une époque appauvrie par la mondialisation, le monde a changé, les formes de l’ailleurs, les sortilèges aussi et la diversité des modes de vie, de penser s’est vue dramatiquement soumise à une homogénéisation mortifère. Voyageuse au long cours, Lucie Azema trace des lignes de fuite, élevant le voyage en quête introspective, en expérience subjective changeant l’être qui s’y consacre, mais aussi en instrument de découverte, de construction d’une nouvelle manière harmonieuse de se rapporter à soi, à autrui, aux formes du vivant.
Lucie Azema, Les Femmes aussi sont du voyage. L'émancipation par le départ, Flammarion, Paris, 2021.
(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Bessie Stringfield, DR)