L’Homo Conductor selon Matthew B. Crawford
Auteur notamment du très remarqué Eloge du carburateur paru en 2009, Matthew B. Crawford, philosophe-mécanicien, nous revient avec Prendre la route, une philosophie de la conduite, un essai dans lequel il se penche sur la psychologie et le civisme de la conduite. Avec, en ligne de mire, le péril de la conduite autonome, qu’il voit à la fois comme une régression et une répression.
Rouler se pose non seulement en objet digne d’investigation philosophique mais en révélateur de la manière dont les véhicules à deux, quatre ou x roues génèrent des « vertus civiques » chez les conducteurs. Combinant des fragments autobiographiques et des réflexions sur les réquisits, les paramètres et les conséquences de la conduite, l’essai déplie une histoire à la fois sociale, économique et technologique de l’activité de la conduite. Activité tout à la fois individuelle et s’inscrivant dans un espace social qu’elle contribue à façonner, la conduite fait appel à un système de compétences, à un savoir-faire. Matthew B. Crawford produit une pensée de l’Homo Conductor et étudie la manière dont la conduite repose sur un nouage entre capacités cognitives et schèmes sensori-moteurs, entre activité cérébrale et mouvements corporels, réflexes.
Aberration du zéro risque
Ce passionné de voiture et de moto nous relate la virtuosité, la patience dans le bricolage de sa Volkswagen Coccinelle datant de 1975. Il nous embarque dans le monde des subcultures de bikers, dans l’univers des rallyes, de courses extrêmes dans le désert, il nous révèle les mille facettes du tuning, cette personnalisation des véhicules, détaille les styles de modifications destinés à rendre les voitures, les motos uniques. Que nous dit la conduite de l’humanité qui l’a inventée, des personnes adultes qui s’y adonnent ? Que nous dit de lui-même, de son rapport aux autres, à l’espace, l’homme au volant ? En quoi la voiture est-elle un agent d’expériences sociales ? Comment comprendre « l’émergence du moraliste à bicyclette » ? Une des questions sociétales et métaphysiques fondamentales que l’essai interroge est celle de la conduite automobile dans le futur. Il pointe l’aberration de la politique actuelle visant « le degré zéro du risque ». Risque mesuré et calculé, intensité de la vie et liberté de mouvement procurée par la conduite ne font qu’un démontre l’auteur.
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Farouche défenseur des libertés individuelles et collectives, Matthew B. Crawford dénonce le cauchemar d’un futur dominé par des voitures sans chauffeur. Le supposé progrès technologique apporté par les véhicules autonomes, intelligents est en réalité une régression. Ce projet versant dans la dystopie s’inscrit dans ce que l’auteur appelle « l’oeil de Google », la mise en place d’une société de contrôle généralisée, laquelle met en péril le modèle démocratique. Générant aliénation et perte d’autonomie, la technologie vise, non pas à seconder l’humain, mais à le remplacer, à le rendre inutile. En un plaidoyer vibrant pour une philosophie libertaire de la route, le philosophe-mécanicien montre combien les voitures autonomes (construites notamment au nom du zéro risque), d’une part, s’inscrivent dans un virage vers une automatisation généralisée et, d’autre part, engendrent chez les humains une perte de compétences, de liberté, d’autonomie.
Soumission à l’algorithme
Au même titre que les autres applications de la robotique, les voitures intelligentes vont appauvrir l’intelligence humaine, atrophier son expérience du monde et le soumettre, l’asservir à une algorithmisation qui le dépossède de sa liberté de penser, d’agir, de se mouvoir, de se révolter. S’intégrant dans ce que l’auteur appelle « un capitalisme de surveillance », dans un système de gouvernance qui nous met sous tutelle, posant des problèmes juridiques, métaphysiques, éthiques, psychologiques, les prothèses mécaniques diminuent les capacités motrices, cognitives de l’humain, son sens de l’attention, sa soif de découverte, sa capacité à prendre des décisions, à résoudre des problèmes. Au lieu de conduire notre vie, nous serons conduits, dépossédés de nos responsabilités, amputés de la gestion des risques, de nos aptitudes sensorielles. On avalisera pleinement le diagnostic de Crawford : les soi-disant progrès technologiques sont un miroir aux alouettes dissimulant régression et répression. La voiture autonome déresponsabilise, crétinise, abêtit et infantilise.
Matthew B. Crawford, Prendre la route. Une philosophie de la conduite, trad. Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry, La Découverte, collection « Cahiers libres », Paris, 2021.
(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Adobestock/studiostoks)