"Les trajectoires cristallisent les valeurs de nos sociétés"
Maîtresse de conférences, à l’École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Malaquais, co-fondatrice de l’agence d’architecture Dadour de Pous, les recherches de Stéphanie Dadour, tête pensante prolifique qui interroge notre rapport à l’espace, aux migrations, à la ville et à la mobilité, l'ont menée à collaborer avec différentes institutions puis à enseigner dans plusieurs écoles d'architecture. En cette ère Covid-19 compliquée, l’espoir en matière de déplacements viendra, selon elle, du souffle d’une jeunesse adaptée aux normes qui bousculent les générations de l’ancien monde. Entretien.
Roaditude – Est-ce que selon vous, le Covid-19 a servi de catalyseur et contraint les villes à réfléchir plus vite aux mutations de l’espace commun ?
Stéphanie Dadour – Est-ce que le Covid-19 va réellement encourager une évolution de l’espace commun ? Je ne sais pas et je ne le pense pas. Le Covid-19 va normaliser des pratiques auxquelles nous n’étions pas habitués, comme le port du masque, le fait de se saluer sans se serrer la main ou de s’embrasser. On a bien vu qu’avec le dé-confinement le rythme et les temporalités de l’avant, la sociabilité, l’usage de l’espace commun ont vite repris le dessus. On a aussi vu l’usage des espaces extérieurs transformés : des jeunes prenant leur café sur un banc public lorsque le commerce n’avait pas de terrasse, ou des restaurants s’étendre sur les trottoirs. Néanmoins, le Covid-19 a un impact sur les principes de gouvernance, qui je l’espère, tendront vers un équilibre des principes régulateurs, plutôt qu’un glissement vers les extrêmes. Ces principes agissent à toutes les échelles : présence de personnes armées dans certains quartiers, privatisation des services de contrôle, surveillance accrue, délation, entre autres. Mais la pandémie nous a aussi confirmé que la mondialisation n’est pas universelle; elle nous a révélé les inégalités humaines face à la maladie, et ses conséquences. L’espace commun c’est aussi les enjeux territoriaux et leurs liens avec les services publics.
Que disent nos trajectoires dans l'espace urbain, la manière dont on traverse nos villes, de ce que sont nos sociétés actuelles ?
Depuis quelques jours, nous sommes soumis, dès 21h, à un couvre-feu. Un entre-deux – ni confinement, ni liberté de circulation- permettant un semblant de normalité lorsqu’il fait jour. Il s’agit de sauver quelque peu l’économie, mais restreindre notre pratique des espaces communs, qu’ils soient publics ou privés. Et selon la manière dont on lit, dont on analyse les trajectoires, celles-ci peuvent cristalliser les valeurs de nos sociétés actuelles. Elles racontent nos modes de vie, notre statut social, notre genre, nos revendications, notre quotidien, notre santé, notre rapport au monde, au temps et bien plus. Elles rendent compte des interdépendances qui existent et qui se développent dans un écosystème : entre états, entre vivants, entre vivants et non-vivants, entre non-vivants… Le confinement nous a bien montré que nous en sommes dépendants: hormis les restrictions, que ce soit par nécessité ou pas, comme un prétexte ou un alibi, nos villes ont été traversées.
Est-ce que l'effet Covid-19 a eu un effet positif en bousculant, dans une certaine mesure, des politiques publiques qui étaient figées jusqu’alors ?
Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu des projets intéressants ou responsables post-confinement ou alors dus au Covid-19. Néanmoins, il me semble qu’il est aujourd’hui nécessaire de re-penser les interdépendances de manière dynamique, d’analyser et de comprendre davantage les corrélations, en passant d’une échelle à l’autre, d’une polarité à l’autre. Et de les poser en adéquation avec la justice sociale. Les statistiques nous montrent bien, qu’encore une fois, ce sont les personnes les plus fragiles et précaires qui ont le plus souffert de la pandémie.
Qu'est-ce que la « bombe » Covid-19 peut changer concrètement, selon vous ?
Pour l’instant, les changements semblent dévier vers une forme de totalitarisme lié à un accroissement de la surveillance, du contrôle, à une augmentation des arrestations, à une précarisation des plus précaires. Il y a plus de 50 ans, une conférence de l’Unesco à Paris, rendait compte des liens ente sociétés, santé et conservation biologique. Et depuis, plusieurs rapports avaient été adressés aux chefs d’État dans le même sens. Pourtant, malgré ces rappels, rien - ou très peu – d’initiatives ont été prises pour s’y préparer. On souhaiterait une prise de conscience sur le sujet ; une prise en considération des travaux, de chercheurs, sur les liens entre social et écologie. Il serait intéressant d’admettre que l’homme ne peut pas tout contrôler. Mais je crains que nos politiques et nos médias soient toujours aussi éloignés et peu sensibilisés à ces questions. Le Covid-19 met en tension les polarités à l’échelle mondiale.
Pensez-vous que le rêve, ou la volonté d’un urbanisme « vert » ait désormais dépassé les frontières politiques ?
Je pense qu’il y a effectivement une prise de conscience citoyenne, sur le « vert » chez les plus jeunes. Et je pense également que le « monde des adultes » n’est pas sachant à ce niveau, ne sait pas réfléchir en ces termes. Nous avons grandi avec l’idée que c’était un plus, qu’il fallait y penser à un moment. Alors que pour les plus jeunes, c’est intrinsèque à leur manière de penser et de se comporter. J’idéalise. Pour une fois, nous allons peut-être se donner le temps et la capacité d’apprendre par et pour les plus jeunes. Mais je pense que nos politiques ne sont pas prêts à ce déplacement de paradigme. Et c’est dommage, car au vu de la simultanéité globale des effets du Covid-19, ça aurait été l’occasion idéale.
Pensez-vous que les villes parviendront à prendre l’élan cyclable, ou que les progrès constatés sont seulement contextuels donc réactionnels ?
Tout le monde peut s’adapter à tout. Avec l’arrivée de l’automobile, des villes et des quartiers entiers ont été rasés pour faire de la place. Le but n’est pas d’adapter les villes au piétonnier ou au cyclable. Il faut le faire en assurant d’autres initiatives simultanément, pour ne pas tomber dans les dérives d’un système schizophrène : une intensification des réseaux de transports en commun, une remise en question du rôle et des prérogatives du lobby automobile très proche des décisionnaires des politiques publiques, un regard critique sur l’étalement urbain en perpétuel développement, une prise en considération des mobilités des personnes les plus précaires et fragiles… Les villes et leurs citoyens ne s’adapteront aux mobilités plus respectueuses de l’être humain et de l’environnement que si la transition est abordable et accessible à tout le monde. La table rase, ne fonctionne pas. L’histoire nous l’a bien démontré.
Quel sera, selon vous, l'espace public des génération futures ? Dans quelle direction nous hâtons-nous ? Dans le meilleur des cas ? Dans le pire des cas ?
Dans le meilleur des cas, à la prise en considération des relations entre humains et entre humains et non-humains. À tout ce qui constitue notre monde, notre environnement, et que nous continuons d’ignorer. À un espace public inclusif, évolutif, permissif, ouvert aux possibles. Dans le pire des cas, et je crains que nous nous dirigions plutôt dans cette direction, à un espace public toujours plus capitaliste, inhospitalier, matérialisant les rapports de pouvoir, imposant, défensif, contrôlant, surveillant.
Est-ce que l'événement Covid-19 réinterroge la question du mouvement et replace la mobilité au centre de nos réflexions en termes d'espace public ?
J’ai plutôt l’impression qu’il interroge un autre sujet : le logement. De fait, la mobilité est réduite. Les gens passent plus de temps chez eux et entre eux. Les pratiques à l’intérieur de l’espace domestique ont augmenté : bureau ou école à la maison, tâches ménagères plus conséquentes, promiscuité sur la durée, relations interpersonnelles et rapports à l’intimité modifiés, etc. La majorité de la population mondiale a accepté cet état de fait : l’interdiction ou la réduction des mobilités, avec une distanciation obligatoire – et donc peu d’intérêt pour l’espace public. À mon grand étonnement, il y a eu peu de résistance, de désobéissance ou de détournement de la part des populations. L’espace public sera central au moment où les citoyens le regagneront : il leur appartient.
Dans ce contexte de repli Covid-19 à l’intérieur des frontières, qu’en est-il des migrations en et vers l’Europe ? Est-ce que des mouvements de populations persistent ?
Les chiffres du Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies montrent qu’en août 2020, donc après le confinement, les chiffres étaient à la hausse. Effectivement, le Covid-19 n’a pas arrêté les guerres, les conflits, les crises et les tensions. Elle a plutôt exacerbé les difficultés de certaines populations. Différentes dynamiques sont à prendre en considération quand il s’agit de migrations; pas uniquement celle de l’ouverture des frontières, même si elle est importante. Mais aussi celles qui se passent dans les pays de transit frontaliers (en dehors de l’Europe, la Lybie, la Tunisie et le Maroc ou en Europe, l’Italie, la Grèce et l’Espagne); les passeurs et trafiquants qui se débrouillent et s’adaptent ; les conditions météo... En réalité, les raisons de la migration sont trop fortes et nombreuses pour s’arrêter.
De manière plus générale et moins contrainte (nécessité économique ou asile politique), que peut être l’impact mondial d’un retour en arrière qui installe un niveau de déplacement (loisirs / business) comparable à celui du 19e siècle ?
Dans certains milieux, la contrainte de mobilité a encouragé la production et la consommation à l’échelle locale. Parallèlement, elle a attribué au voyage une nouvelle dimension, presque exotique, comparable effectivement à celle d’un autre temps. Mais disons que la plus grande différence entre le 19ème siècle et aujourd’hui, en termes de mobilité, est Internet. Grâce à Internet, nous évitons un tas de déplacements physiques, ce qui ne veut pas dire qu’il y a moins de mouvements - de stock et de flux notamment. On peut espérer que cette pandémie conduise à une maîtrise raisonnée et plus sage des processus de mondialisation.
(Interview : Karine Dessale, Paris, France / Crédit photo : Marc Charmey)