Jablonka, la poétique du Combi

image.png

Dans son dernier livre qui vient de paraître, En camping-car, Ivan Jablonka renoue avec son histoire familiale en nous racontant les vacances de sa jeunesse passées sur la route. Un texte attachant dans lequel, comme à son habitude, celui qui remporta le Prix Médicis en 2016 avec Laëtitia nous entraîne dans les sinuosités qu’il affectionne, décortiquant ici les ressorts d’un phénomène de société, éclairant là les fondements de sa propre liberté – et de son écriture.

jablonka2.jpg

Dans les années 80, avec sa famille et quelques amis, Ivan Jablonka a parcouru les Etats-Unis, l’Europe et l’Afrique du Nord en camping-car, un fameux « Combi VW ». A cette époque, le voyage en « bus », dont l’auteur sociologue et historien nous explique qu’il « fait le lien entre le cosmopolitisme juif du XIXe siècle, la culture contestataire du XXe siècle et les idéaux de la gauche pour le XXIe siècle », connaît son Age d’or. Il était alors possible de s’arrêter partout, au détour d’un champ, sur les parkings municipaux ou directement sur la plage. On appelait ça le « camping sauvage », et trouver un « spot » d’exception était une activité en soi, exigeant un talent certain, et procurant l’excitation de l’aventure.

Ces « années camping-car », dont le récit voyage par voyage structure son livre, Jablonka les a vécues avec la fougue et l’insouciance de la jeunesse, jouant ou se baignant avec ses amis, découvrant des contrées nouvelles en explorateur imaginaire, profitant des heures de route pour lire ou pour tenir son journal. Il nous explique aujourd’hui à quel point elles ont compté pour lui. Les « manies itinérantes » et les « pérégrinations » de son enfance lui ont permis de découvrir la liberté et, ce faisant, de satisfaire au souci impérieux de son père, fils de déportés, dont l’injonction « soyez heureux ! » inaugure le livre, et le hante de bout en bout.

 

Dérive insouciante
Une liberté qui n’est pas tant une révolte ou une mutinerie qu’une « disponibilité, [une] allergie à toute forme de servitude et de fixité – une sorte de dérive insouciante. » On la retrouve au cœur de l’écriture de Jablonka dont on ne sait jamais trop s’il est diariste, écrivain, historien ou sociologue, et dont on savoure les virages, les lignes droites, les bifurcations et les croisements du propos. « Aujourd’hui, mes livres sont plusieurs choses à la fois, reconnaît-il, histoire, sociologie, anthropologie, enquête, récit, journal de bord, biographie, autobiographie, oraison, littérature, avec des trucs qui s’ouvrent et des trucs qui coulissent. Ils s’échappent comme ils m’échappent, ils sont pure destination, ils roulent droit devant eux et bifurquent dans les chemins que leur désigne mon plaisir. » Faire de la poétique sous couvert de récit de voyage, nous touchons là au projet ultime de ce livre.

Faut-il regretter que cette liberté d’écriture, si enthousiasmante, soit sous-tendue d’une perspective dont le principal point de fuite est le passé ? Il y a de la mélancolie et de l’inquiétude, en effet, dans En camping-car : « Je n’arrive pas à savoir si la mémoire m’emprisonne ou si elle me transmet son énergie, sa force vitale. » Quand l’auteur considère l’histoire, il est transporté et nous entraîne dans l’aspiration de son envol. Quand il se tourne vers le futur, une distance s’installe, une sorte de gêne. Comme dans le dernier chapitre du livre, dans lequel il s’interroge sur l’avenir de ses filles – et qu’il conclut par une évocation de sa propre mort. Jablonka n’en a pas fini avec la problématique du bonheur.


Ivan Jablonka, En Camping-car, éditions du Seuil, 2018

(Texte : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo : Seuil)