La route bleue de Kenneth White
Poète nomade, cosmographe, inventeur de la géopoésie, auteur de récits, de recueils de poèmes, d’essais, Kenneth White a élu le voyage en voie d’accès au monde. Ses expéditions aux quatre coins de la planète sont autant des voyages intérieurs que des explorations géographiques. Les découvertes d’espaces sauvages, le retour aux éléments naturels, aux océans, aux roches, aux forêts, aux mondes animaux offrent simultanément un contact avec l’élémental et une ouverture de conscience, un dépaysement géographique et un éveil mental. Innervé par les pensées de Thoreau, de Whitman, de Melville, par la pratique du haïku, le récit La Route bleue (couronnée 1983 par le Prix Médicis étranger) se décline comme un vibrant poème dédié au Grand Nord. Il vient de faire l’objet d’une réédition.
Depuis son enfance en Écosse, le Grand Nord, ses étendues silencieuses, ses paysages où, il y a quelques décennies encore, l’empreinte de l’homme, ses destructions n’étaient pas trop prégnantes, font rêver Kenneth White. La découverte d’un livre sur le Labrador lorsqu’il avait onze ans le marque à jamais. Adulte, il part à la poursuite de ce songe, s’embarque dans un périple à travers le Canada jusqu’à l’extrême fin de l’espace. Comme le lotus bleu a pour vérité le rouge des fleurs de pavot, ce que Kenneth White appelle magnifiquement la « route bleue » (le bleu du fleuve Saint-Laurent, du ciel arctique, l’irisation bleue de la glace…) recoupe un tao mental, une mystique de l’itinérance, un voyage « au bout de soi-même » (l’homme occidental ne pourra trouver l’Orient que « par le passage du Nord ») et, en arrière-fond, la route rouge, celle de l’extermination des Indiens, du massacre des Peaux-Rouges (« Wounded Knee, point culminant du génocide amérindien du ridiculement nommé Nouveau Monde »).
Désolation
L’abyssinie rimbaldienne se voit déplacée dans un périple qui mène le poète nomade de Montréal au Labrador. Empruntant en bus la route 175 Nord qui mène au « monde du givre », il croise les eaux grises du lac Jacques-Cartier, il accomplit une remontée vers les mythes que nos sociétés matérialistes ont balayés. Sa quête est celle d’un contact avec la terre, avec les esprits de la nature. Arrêt à Chicoutimi, bifurcation sur la route 169 Nord le long du lac Saint-Jean, étape des Sept-Îles, Tadoussac, la température chute, les vents hurlent, les eaux du Saint-Laurent virent au vert… Désolation des réserves où les Blancs ont parqué les Indiens, signant l’extinction de leur culture, réserves de Pointe-Bleue, des Sept-Îles, de Mingan, Schefferville… Désolation des nouveaux noms des lieux imprégnés de l’esprit des missionnaires : la toponymie évangélique a effacé la toponymie indienne qui était en relation avec l’esprit des lacs, des rochers. Le christianisme, le français et l’anglais ont éradiqué le paganisme, l’animisme, l’algonquin.
Rencontres avec des Indiens souvent ravagés par l’alcool, avec des Inuits, déception de voir que ce qu’on appelle civilisation pénètre maintenant les régions les plus reculées, les plus inhospitalières. Éventrée pour ses richesses, la terre indienne saigne. L’extraction des minerais de fer pollue les rivières, saccage la beauté des paysages. « Les compagnies minières réduisent les collines en poussière et empilent tout ça à Sept-Îles, les scieries transforment les forêts en pâte à papier, et les grands barrages assèchent toutes les rivières ». Entre évocations poétiques et analyse de l’ethnocide amérindien, Kenneth White pointe combien la stratégie de sédentarisation forcée a brisé les Indiens : les missionnaires ont rapidement compris qu’afin d’asservir un peuple, il fallait interdire, rendre impossible le nomadisme.
Enfer minier
52ème parallèle, on entre enfin dans Terre-Neuve et le Labrador, dans l’étendue arctique, on tombe sur l’enfer minier de Schefferville, continuation de l’enfer de l’évangélisation. « Pour eux [les Indiens], la nature était une présence, ils vivaient en harmonie avec elle (…) « Pour mon peuple, il n’y a pas un coin de cette terre qui ne soit sacré (…) La sève qui monte dans l’arbre porte en elle la mémoire des Peaux-Rouges… Que restera-t-il de la vie si on ne peut plus entendre le cri de l’engoulevent et le croassement des grenouilles autour de l’étang pendant la nuit. C’est la fin de la vie et le commencement de la survivance »». Arrivent les Occidentaux qui veulent en tirer profit, exploiter ses richesses jusqu’à asphyxier les sols, laissant derrière eux des paysages de ruine.
Quittant les régions habitées, Kenneth White s’enfonce dans le pays du vent glacial, sur l’ancien territoire des caribous, développe un moi spatial accordé à l’univers, relié aux forces cosmiques. Lac des Huttes Sauvages, Goose Bay, baie d’Ungawa, Fort Chimo (renommé Kuujjuaq,village inuit)… Kenneth White atteint les lieux les plus lointains, épandant des haïkus en phase avec les étendues blanches, avec la mer glacée, percuté par l’alliance des côtes désolées, d’une nature dépouillée et les marques d’une société de consommation, hots dogs, Bingo. La Route bleue ou la passion du Grand Nord traduite dans la pensée anarchiste du poète des éléments. Kenneth White ne carbure pas à la nostalgie mais à l’expérience de la liberté.
Kenneth White, La Route bleue, trad. Marie-Claude White, Le Mot et le reste, 2017.
(Texte : Veronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Le Mot et le reste pour la couverture, Felix-Antoine Tremblay pour la photographie)