Mythologie de la route : road trip à la main
Jusqu’à la fin du XXe siècle, un bon road trip devait commencer comme ça : « I stole my sister’s boyfriend. It was all whirlwind, heat, and flash. Within a week we killed my parents and hit the road ». Il fallait des lunettes noires, une folle-furieuse avec une frange sexy, de la drogue et de l’argent dans une mallette en cuir ; il fallait une Hudson 49 ou une Thunderbird décapotable qui déchiraient le paysage en laissant pleurer derrière elles la sirène désespérée d’une voiture de flic ; il fallait de l’urgence et de la rage, c’était le temps de la jeunesse sauvage et de ses binômes légendaires : Bonnie & Clyde, Sailor & Lula, Sal Paradise & Dean Moriarty, Thelma & Louise, Raoul Duke & Dr Gonzo. On vivait vite, on laissait sa peau sur la route.
Tout bascula en juillet 1994, quand un petit vieux de 73 ans – Alvin Straight – réinventa le road trip en parcourant 400 kilomètres sur sa tondeuse à gazon pour aller rendre visite à son frère malade. Les obsessions, l’anti-conformisme et la « soif de liberté » restaient certes les thèmes principaux et les éléments déclencheurs du voyage (David Lynch, grand spécialiste des freaks en tout genre, adapta d’ailleurs ce fait divers dans son film Une histoire vraie) mais la folie se fit plus douce, moins hallucinée et, surtout, le rythme ralentit. Avec l’anti-héros Alvin Straight – myope, infirme, looser même pas flamboyant – l’Aventure, contre toute attente, se mit à « lever le pied » et à rouler en John Deere, à 5 kilomètres/heure sur les routes de l’Amérique profonde entre l’Iowa et le Wisconsin.
Accompagnant la théorie de la décroissance, le développement des technologies vertes et le mouvement slow food, le slow road trip était né. Quelques années plus tard, en 2001, le Français Christian Hurault traversa la Belgique, le Luxembourg, l’Allemagne, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande et la Russie sur un tracteur ; en 2007, Kevin Michael Connolly, un Américain né sans jambes, accomplit le premier tour du globe en skateboard ; en 2009, Andy Pag, une espèce de Professeur Tournesol britannique, sillonna 25 pays au volant d’un vieil autocar Mercedes carburant à l’huile de friture usagée.
C’est dans cet esprit (« Live Slow, Die Old ») que j’entrepris de descendre le plus lentement possible l’Alaska du Nord au Sud, de Prudhoe Bay à Anchorage. Mon road trip de 1400 kilomètres commença sur l’AK-11, plus connue sous le nom de Dalton Highway, route mythique du cercle polaire arctique classée parmi les plus dangereuses du monde (surtout en hiver, lorsqu’elle est gelée et que la température oscille entre -40° et -70°C). En ce mois de septembre 2011, elle n’était encore que boue, ligne droite brunâtre bordée de plaines à-demi enneigées. Le ciel, couleur gris-dramatique, se penchait très bas sur moi, voulait m’écraser. Le vent soufflait fort – je l’entends encore dans ma tête. J’avais beau faire pivoter ma vue à 360°, pas un seul arbre à l’horizon, pas un seul oiseau, pas une seule habitation. Pendant les 50 premiers kilomètres, je croisai à peine 10 véhicules, uniquement des camions ou des pick-up crasseux qui semblaient tout droit sortis d’un Mad Max version âge de glace. J’avançais péniblement, de façon saccadée. Je voyais la route floue puis nette, puis floue, puis nette, puis floue, puis…
Au bout de deux heures de trajet dans ces conditions éprouvantes, je ressentis un début de cinétose, le mal des transports. La monotonie du paysage pourtant grandiose commençait à me lasser. Je devais vite trouver une solution. J’appuyai sur la petite horloge et – comme dans un film de Lynch justement – me retrouvai instantanément au même endroit sur la Dalton Highway, mais pas au même moment. J’étais désormais en juillet 2009. La lumière avait changé, plus estivale, les couleurs aussi étaient différentes (terre ocre, herbe verte, ciel bleu), elles éclataient dans les yeux. Dans ce nouveau décor, je respirais un peu mieux. Je redémarrai tranquillement en direction de Sagwon, le premier village sur la carte après Prudhoe Bay, mais mon envie de vomir me reprit aussitôt que la route se remit à défiler. Je dus alors me rendre à l’évidence : je n’atteindrais jamais Anchorage dans cet état.
Mon road trip à la main sur Google Street View se terminait là.
J’avais rêvé trop grand, trop loin. Pour arriver à ma destination finale, il m’aurait fallu cliquer sur ma souris plus de 28 000 fois pendant 23 heures non-stop. Cependant, que je n’aie pas tenu la distance lors de cette première expérience importait peu. J’avais trouvé une façon de voyager plus lentement qu’un Américain sans jambes, plus lentement qu’Alvin Straight, plus lentement que la lenteur. J’avais voyagé sans bouger devant l’écran de mon ordinateur.
Le temps du road trip immobile est venu.
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(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : Walt Disney Pictures)