"Tu peux t'oublier dans la route, te réinventer"

Avec Bouleversement Majeur, deuxième album réalisé sous le sobriquet Le Flegmatic, l’Albigeois Thomas Boudineau a très probablement réalisé le disque francophone de la saison Printemps/Été. Au moins. Accroché à la caravane du collectif La Souterraine à la faveur de quelques compilations dont une personnelle (les très recommandables Mostla Tapes), Le Flegmatic a vu son album encensé par Télérama et la radio FIP. Ses chansons en français épousent un hyperréalisme renversant de sincérité et d’évidence, qui parvient à mettre le doigt sur l’indicible. La pochette qui évoque les pause piquenique des étapes de vacances n’est pas la seule allusion à la vie sur la route – ou à côté. Ses chansons doucement folk sont nourries de mini poésies intérieures, comme révélées spontanément et sans filtre, racontant des trajets en voiture ou des marche à pied qui sont autant de prétextes à l’évasion, à la réflexion, et donnent une vision du monde et de ses absurdités, de ses surréalismes, touchante à souhait. Les traversées d’agglomération vidées de substance par les zones commerciales, les structures périurbaines qui absorbent le quotidien et ses moindres enchantements. Le plus bel exemple, En voiture, dessine le canevas morne et tragique de la ville française en cercles concentriques de plus en plus vides de sens à mesure qu’on s’éloigne des centres désertés… Avec la zone commerciale, l’autoroute – qui pourrait être une rocade -, les viaducs, les ronds-points et voies aménagées… Et, toujours, cette semi-nostalgie des chemins de traverse où se frôlent les humains… La capacité de Thomas Boudineau de faire vivre et tressaillir ces décors et ces histoires ténues mais dépliables à l’infini sur un air de chanson légère est tout simplement… bouleversante… Comment nait une telle chanson ?

Thomas Boudineau – J’étais à l’arrière d’une voiture. Nous traversions Narbonne à la recherche du petit port de La Nautique, sur l’étang de Bages. On traversait toute cette périphérie marchande, les restaurants, les gros équipements culturels qui ressemblent à des bunkers, le pont de l’autoroute qui patauge dans les marécages… Ces zones me mettent toujours dans des états très mélancoliques. J’ai écris la chanson d’une traite, comme elle m’est venue, dans un texto à moi-même, en décrivant simplement ce que je voyais. J’avais Girls of the Soho Riots, de The National qui clapotait dans ma tête. Écrire ainsi m’a mis dans un tel état de zen que j’étais au bord des larmes. Je me sentais parfaitement à ma place. J’avais envie d’écrire sur cette émotion depuis longtemps… Mais je ne savais pas comment m’y prendre. La chanson est venue par surprise.

fleg01-web.jpg

Roaditude – Clip routiers et titres de même (En voiture, donc, L’autoroute,…) pochette de disque en hommage aux routes des vacances… d’où provient cette mise en scène récurrente de la voie goudronnée et de ses abords ?
Je crois que ça a toujours été là, cette fascination pour la cartographie, le territoire, les réseaux de communication… Des plans de lignes du métro parisien aux routes trempées de Lozère ou de la Creuse… Tu vois une route partir, tu ne vois pas jusqu’où elle va parce qu’il y a un coude, et qu’elle s’enfonce dans une forêt… Je prends note puis, de retour chez moi, je regarde sur une carte où cette route entrevue peut mener. C’est mon trip.

Quand j’étais gosse, ma mère m’embarquait jusqu’aux confins du Tarn pour aller voir des concerts de jazz. Le retour, de nuit, la route, les platanes dans les phares de la R5, tu t’assoupis, tu te réveilles en traversant des villages mal éclairés, puis la route de nouveau, tu te rendors… Avec ma mère à côté, j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien m’arriver.

La route, c’est une ligne de fuite, une ligne de projection. Tu peux t’oublier dans la route, te réinventer. Tu peux aussi faire corps avec elle et te rendre compte que tout est connecté, que tu es à ta place, que toutes ces routes, dans ta propre tête, ont un sens finalement et ce sens, c’est l’écriture qui le rend, qui le traduit. Pour le moment, je n’ai pas trouvé d’autre moyen. Il me semble que Dylan a dit que la route importait peu, c’est la façon dont tu la chantes qui compte. Rien ne s’oppose au voyage immobile.

Hors des autoroutes, il y a des espaces de jachère… un peu comme dans tes chansons qui explorent avec réalisme et précision des territoires nouveaux ou oubliés, des abords, des espaces intermédiaires, périurbains…
J’adore ces zones broussailleuses. C’est un peu inquiétant, aussi: on s’attend à y trouver des cadavres… Les bords d’autoroute me fascinent. Sur certaines autoroutes, ils construisent même des ponts pour laisser passer les animaux sauvages. Je rêve de faire un truc là-dessus. Tout ça cohabite, coexiste, et je n’y porte aucun jugement moral. Je m’y abandonne avec un amour réel, profond, infini. Il y a des associations qui organisent des parcours de randonnée le long des rocades, pour découvrir ces zones périphériques. Je trouve ça plutôt drôle et décalé. Mais je reste un peu sur la réserve, tout de même: ça sent un peu trop la médiation culturelle… Je préfère aller au Leclerc un samedi après-midi avec mon peuple.

Lors de notre premier échange de mails, tu disais être un “géopoète à l’arrêt”… Pourquoi ?
Je crois à la marche, j’adore marcher. Mais je suis avant tout attiré par les cartes. Je peux contempler des cartes pendant des heures, apprendre les villes, les villages, les courbes de niveaux… Je ne suis pas un grand voyageur. Et je suis un marcheur assez désinvolte. Une fois lancé, ça va, je suis même capable de marcher très longtemps quand j’ai trouvé mon rythme… et une histoire à raconter. Souvent, en marchant, l’inspiration vient et je repousse jusqu’au dernier moment la pause pour prendre des notes. Avec le risque de tout perdre… Mais me mettre en marche est vraiment laborieux. Il y a toujours quelque chose qui me retient, comme un bar, par exemple. Tu t’installes à la terrasse d’un bar, dans un bled inconnu, sous un marronnier, et tu observes. Au bout de quelques jours tu commences à prendre le pouls de l’endroit, tu sens des mouvements réguliers, des visages, des venues, des trajectoires. Tu peux essayer de deviner la vie des gens. Tout commence à devenir familier. J’adore cette sensation, tu t’en prives quand tu fais des étapes différentes chaque jour. Tu ne restes pas seul bien longtemps. Les gens te remarquent. On commence à papoter… puis tu te retrouves embringué dans des aventures pas possibles. Pour ça il faut trouver le bon bar, et s’y tenir avec une certaine discipline. Il faut aussi un bouquin, un carnet de notes et un crayon. Et un foie bien solide.

La route est un territoire en soi ? Une limite ? Un point de vue ?
La route est une invitation. Vers d’autres routes.

Plutôt conduite ou plutôt marche ?
Je n’ai passé le permis de conduire que l’année dernière, à 35 ans. Jusque là, soit je me baladais avec des amis, soit je prenais des trains, des autocars et faisais du stop. Maintenant que je peux partir où je veux quand je veux avec ma voiture, je me rends compte que je perds quelque chose de la route. Il y a d’abord le temps de préparation: l’étude des cartes, des horaires de transports, des brochures touristiques… Tu découvres tes futurs campings sur Google maps. C’est un temps magnifique pour l’imagination. Et tu commences à avoir un profond respect pour le territoire que tu t’apprêtes à arpenter. Tu le fantasmes. Il prend vie dans ta tête. Il devient mythique. Pour te rendre dans certains endroits isolés de France, comme en Lozère ou en Aveyron, le trajet peut te prendre plus d’une journée, avec des longues correspondances entre trains et autocars… quand avec ton véhicule tu pourrais ne mettre que 3 heures. Et puis une fois sur place, tu n’as plus que tes jambes, et les gens autour. Il te faut composer avec ça. Tu ne peux pas partir quand tu veux, au milieu de la nuit, si ça te chante. Tu n’es plus relié au continent que par des horaires précis. Tu te retrouves sur une île. Ce sont des contraintes fondamentales. Quand le dernier autocar est passé, que la nuit commence à tomber, une légère angoisse t’étreint le cœur. C’est là que l’aventure commence.


Bouleversement majeur, We are unique ! Records/STRN Pop.

(Interview : Nicolas Bogaerts / Crédits photo : We are unique ! Records/STRN Pop)