Musiques de traverse pour une Amérique sans balises
En explorant l’imaginaire qui unit en un même berceau culturel musiques, villes et routes américaines, la nouvelle websérie d’Arte, Music on the Road, a capté les sonorités nouvelles, nées de l’alchimie entre un héritage abondant et une réappropriation des styles et des codes. A travers les récits d’artistes qui ne se laissent pas enfermer dans les stéréotypes, Music on the Road donne à voir et entendre un paysage artistique en perpétuel mouvement. Les musiques captés par les réalisateurs Yoann Le Gruiec et Benoit Pergent sont nées de la débrouille et de la rencontre entre des artistes qui ont choisi les itinéraires non balisés. Ce sont eux qui irriguent tout un pays, en portent l’histoire culturelle et sociale tout en lui offrant de nouveaux territoires. Nous avons discuté avec Benoit Pergent de ce projet et de ses déclinaisons en radio, documentaires et rencontres live. D’est en ouest, de Brooklyn à San Francisco en passant par Detroit, la Nouvelle Orléans ou Memphis, Music on the Road s’écoute au casque et se regarde les yeux et le cœur grands ouverts.
Roaditude – Quelle est l’origine de Music on the Road ?
Benoit Pergent – L’idée de départ c’était, en 2014, d’aller dans neuf villes aux États-Unis et de rencontrer 3 musiciens par ville. On ne s’était fixé ni format ni durée, mais on songeait à une plateforme semblable à un webdocumentaire, avec des déclinaisons sur d’autres médias. Arte et Arte Creative voulaient 10 épisodes courts. La matière, très riche qu’on a accumulée nous permet d’envisager une deuxième saison avec des versions télé plus longues. En attendant il y a d’autres prolongements : sur Radio Nova, il y a un podcast toutes les deux semaines jusqu’en mars 2017. Les formats plus longs ont été tournés et montés avec l’aide du CNC… l’aventure se poursuit. On a aussi des projets de concerts/projections avec les musiciens et producteurs rencontrés tout au long du périple.
Pourquoi avoir choisi la forme itinérante, le road trip comme liant ? A cause de la relation entre route et musique et les images qu’elle véhicule ? C’était une façon de convoquer instantanément des imaginaires ?
C’est sûr que l’idée de retracer les USA, ça fait rêver, que ce soit musicalement ou pas. L’idée c’était de mettre en valeur à quel point la musiques et films sont intimement liés dans nos univers. La manière dont le cinéma intègre la musique dans la narration ou donne toute sa place à la bande son, ça fait partie de nos cultures à Yoann et moi. Musique et route étaient une évidence : le road trip est typiquement accompagné soit par la radio soit par la musique. D’ailleurs on est partis avec des tas de CD’s. Avant d’arriver dans chaque ville, on a filmé des heures de voyage en voiture. Ça a donné une sorte de road trip immersif avec des émissions de radio en fond sonore. Le but était de découvrir des musiques et en approfondir les contextes à travers la culture et l’histoire sociale de chaque ville. Après, on a bien envie d’adapter la forme à d’autres territoires : peut être en train ou en bateau, tant que l’imaginaire fonctionne à plein. Là, la route, la musique, l’Amérique… tout allait ensemble.
Comment avez-vous tracé et choisi votre itinéraire ?
On a fait énormément de recherches sur Internet : Facebook, Soundcloud, les blogs de musique indé, les magazines et festivals locaux. On a travaillé tout ça en amont, en comparant la musique et les discours qui se construisaient autour d’eux. On a pris des contacts par Skype et dès que les rendez-vous se prenaient, on les rajoutait à l’itinéraire. En tout, on a passé trois semaines à New York et Detroit. Puis, six mois après, 10 jours à Chicago à autant à San Francisco et ainsi de suite, pour un total de 3 mois de tournage itinérant.
Chaque artiste, chaque groupe ou chaque entité musicale est immergé dans son environnement de manière impressionnistes : l’histoire et le contexte social des villes sont retracés par le vécu des musiciens. A Detroit, Memphis ou Nashville par exemple, le résultat se distancie de ce pourquoi ces villes sont connues musicalement, et explore d’autres territoires sonores. Déjouer le caractère emblématique que ces villes exercent sur l’imaginaire, c’était le but de départ ?
C’est en tout cas une manière de déjouer les clichés. La musique nous intéresse en premier lieu, mais pour nous elle doit être aussi un moyen d’évoquer des histoires contemporaines, ce qui se passe aujourd’hui. Les musiques métissées et plus ou moins engagées sont un excellent moyen de raconteur ce qui se passe aux États-Unis unis : que ce soit sur un coup de gueule ou par un positionnement plus discret, ces artistes apportent une réflexion sur l’identité, la communauté. Fondamentalement, qu’est-ce qu’il y a derrière la musique? D’où vient-elle? Pourquoi les musiciens font le choix de cette musique-là? Quel contexte urbain et social voit son éclosion? Si nous retournons dans des berceaux emblématiques comme Detroit (pour la soul ou la techno), Memphis (pour les racines du rock n’ roll et du rythm ‘n blues), la Nouvelle-Orléans, c’est toujours indétachable des contextes économiques et sociaux. C’est une manière de voir comment ces villes ont évolué : qu’est-ce qui a évolué, pour quel impact, avec quelles revendications ? Se poser la question « qui chante le blues, aujourd’hui? », c’est se poser aussi la question de ce qui va avec ça : les mêmes problèmes sociaux et raciaux qui persistent, les écarts qui se creusent, etc. Et au moins tenter de le sentir.
Dans Music on the Road, les sons définissent une ville et arrivent de partout : les sirènes qui retentissent jusqu’au bord de l’Hudson à New York, les sont urbains (travaux, transports, machines…) qui arrivent de partout à Détroit ou encore le rouleau compresseur de la pop country à Nashville… Cela fait partie de votre volonté de proposer une expérience immersive ?
C’était une ambition et un pari, une forte envie de sentir ces villes. Par le son, il nous fallait le plus possible immerger le spectateur dans la ville, chacune étant très différente. On a utilisé un micro qui capte le son en 3d, pour rajouter à l’expérience, afin d’obtenir un son binaural. Ça marche bien dans certains cas. Ce n’est pas un procédé révolutionnaire, mais c’était important pour nous de rendre toutes les sensations que procure les lieux et les environnements qui nourrissent la musique.
Dans l’épisode tourné à la Nouvelle Orléans, vous évoquez une histoire peu connue, celle des Mardi Gras Indians, des tribus séminoles noires nées du métissage entre esclaves africains et populations amérindiennes et de l’histoire de ces deux communautés qui se sont rassemblées au 19e pour combattre la ségrégation. Quel est l’impact de cette histoire sur la musique aujourd’hui ?
C’est effectivement peu connu par ici et on avait du mal à comprendre cette histoire. On a du faire énormément de recherches et on s’est rendu compte de sa réalité. Avec l’ouragan Katrina, ces tribus se sont dispersées. Ça fait partie de l’adn de la Nouvelle Orléans, mais ce n’est pas propre à la ville ni à la Louisiane. Le groupe qu’on a filmé fait des arrangements plus modernes et ils ont travaillé avec des dj electro pour transposer cette musique en 2016. On a filmé aussi des artistes de Bounce Music, un style née dans les années 80, peu connu ici mais typique de la Nouvelle Orléans, et très tribal. Derrière les origines de ces deux styles qui remontent au continent Africain il fallait raconter les rues et les quartiers de la Nouvelle Orléans, parce que c’est là que plongent leurs racines. Du coup, on a été témoin des problématiques actuelles de la ville : il y a une chaleur musicale qui est unique, une douleur aussi, qui vient de bien plus loin que Katrina. Ils ont les boules, littéralement. Il y a une violence qui n’est pas directement visible. Une violence sociale, sourde. Pour sentir ça, pour le rendre un peu perceptible, ça prend du temps.
La voix off qui ouvre chaque trajet, c’est celle de Leroy Downs, un DJ radio. Vous l’avez rencontré dans quelles circonstances ?
Il présente des missions radio jazz – il doit sans doute être déçu qu’on ait rien ramené de jazz de notre tournage d’ailleurs. J’étais à L.A. pour mes études, à Long Beach. Il est actif sur la radio locale Radio K Jazz. On l’a rencontré sur place, on lui a parlé de notre idée et il a donné tout de suite son accord. Sa voix transporte merveilleusement l’imaginaire de la route et du voyage.
En regardant les 10 premiers épisodes, on a l’impression que ces myriades de musiciens hyper professionnels, indépendants, qui font vivre leur musique hors des réseaux traditionnels, irriguent le pays comme un système sanguin.
Exactement. Ils sont une force qui créent tout en réseau – parce beaucoup ont l’impression d’être abandonné depuis longtemps. Chicago ils sont très connectés, ils se connaissent tous malgré la taille immense de la ville. A Detroit, on a ressenti une impressionnante énergie qui s’incarne dans l’idée – mise en pratique au quotidien – que l’art permet les échanges la débrouille. Du coup, ça les irrite qu’on parle tout récemment de la renaissance de Detroit : pour eux, il n’y a pas de renaissance, ça fait juste depuis 40 ans que c’est comme ça. Au Texas, Austin est une ville musicale depuis longtemps, mais tous ses groupes jeunes ou moins jeunes, peu importe l’étiquette, le genre ou la présence dans les médias, les charts ou les festival, ils sont pro, ils bossent, ils réseautent et jouent dans des salles. Le pouls de certaines villes bat au rythme de toutes ces musiques .
Retrouvez Music on the Road en ligne :
La page Facebook du projet : https://fr-fr.facebook.com/musicontheroadproject/
Le site Arte : http://creative.arte.tv/fr/motr?language=fr
Sur Nova : http://www.novaplanet.com/radionova/67443/episode-music-on-the-road-a-detroit
(Texte et interview : Nicolas Bogaerts / Crédits Photo : Why So Serious Productions)