Mythologie de la route : robot, you can drive my car
Tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. La voiture autonome, la « Teslapplegoogluber car », vous y croyez, vous ?
Énoncée en 1942 dans sa nouvelle Runaround, la première loi de la robotique d’Isaac Asimov stipule qu’« un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, en restant passif, permettre qu’un être humain soit exposé au danger ». Soixante-quatorze ans plus tard, le 7 mai 2016, le pilote automatique d’une Tesla modèle S transgresse cette première loi. Le propriétaire de la voiture autonome, un vétéran de la U.S. Navy du nom de Joshua D. Brown, meurt encastré sous la remorque d’un poids lourd. Il regardait alors un DVD. Cinq mois plus tard, en octobre 2016, un camion sans chauffeur de la firme américaine Otto (une filiale d’Uber) convoie 51 744 canettes de bière Budweiser sur une distance de 120 miles, entre Fort Collins et Colorado Springs aux États-Unis. Aucun incident n’est à déplorer : les robots ne boivent pas. Mais ils ont incontestablement « pris la route ».
Les travaux sur les véhicules autonomes ne datent pas d’hier. Si General Motors commence à s’y pencher à partir des années 1950, le premier véritable succès dans ce domaine vient encore une fois du Japon, où une équipe de chercheurs dirigée par le professeur Sadayuki Tsugawa réussit, dès 1977, à faire rouler sans conducteur une voiture qui « déchiffre » la route grâce à deux caméras et un ordinateur installés à son bord. Depuis lors, les constructeurs automobiles (notamment Mercedes, Audi, Ford, Toyota, Peugeot et Renault) ainsi que les nouveaux « Big 4 » (Tesla, Uber, Google et Apple) n’ont plus qu’une idée en tête : ôter le volant des mains des humains.
Les deux arguments principaux mis en avant par les partisans des véhicules autonomes sont la sécurité (90% des accidents de la route sont le résultat d’erreurs humaines) et l’efficacité (l’automatisation de la conduite, qui rationalisera le trafic, permettra selon eux de faire circuler quatre fois plus de véhicules sur l’autoroute, tout en évitant les bouchons et en réduisant la consommation de carburant de 20%). À l’opposé, les détracteurs du pilotage automatique soulignent que l’utilisation généralisée de l’ordinateur érodera certainement les compétences et les réflexes des conducteurs, et justifient leurs inquiétudes en s’appuyant sur des études déjà effectuées auprès des compagnies aériennes (aujourd’hui, tous les avions de ligne transportant plus de vingt passagers atterrissent en mode automatique et, de ce fait, les pilotes humains ne sont plus aussi qualifiés qu’auparavant). Autre problème capital souvent évoqué, et là nous revenons aux lois de la robotique d’Asimov : quid de l’éthique des machines ?
Imaginez. Vous êtes seul à bord de votre « Teslapplegoogluber car » flambante neuve. Soudain, une mère portant son bébé dans les bras traverse la chaussée. La voiture a deux choix : soit elle les écrase et les tue, soit elle vous projette contre un mur et c’est vous qui mourez. Ou bien : vous êtes à bord avec toute votre petite famille. Sur le trottoir de droite, un couple de septuagénaires se promène tranquillement. Sur celui de gauche, un jeune handicapé en fauteuil roulant attend le bus pour aller à l’école. En face de vous, un 38 tonnes rempli de Budweiser arrive à grande vitesse. La voiture a trois choix. Soit elle monte sur le trottoir de droite, fauche mortellement les deux petits vieux, vous sauve vous et votre épouse mais pas vos deux enfants ; soit elle monte sur le trottoir de gauche, écrase le jeune handicapé, vous tue vous et un de vos enfants mais préserve la vie de votre femme et de votre autre enfant ; soit elle reste sur la route et se laisse percuter de front par le camion, épargnant ainsi les retraités et l’handicapé mais vous envoyant vous et toute votre petite famille au paradis de la bière. Que préféreriez-vous ? Je n’ai personnellement pas encore la réponse à ce dilemme mais une chose est sûre : contrairement à d’habitude, je lirai soigneusement les conditions d’utilisation du software de ma « Teslapplegoogluber car ».
L’avènement des véhicules autonomes et connectés, qui analysent et prédisent le monde vingt fois par seconde, ne se fera pas demain car il a déjà eu lieu hier (ils sont autorisés depuis 2011 dans le Nevada). Leur généralisation est, quant à elle, pour très bientôt. Elle bouleversera certainement notre façon de voyager et de concevoir la route. L’obsession du confort et de la sécurité mettra-t-elle fin à une certaine idée de l’Aventure ? À quoi ressemblera un road-trip à la découverte du monde à 60 km/h, dans une voiture dont le pilote automatique n’a qu’un seul but : trouver le chemin le plus efficace pour se rendre d’un point A à un point B ? Sal Paradise et Dean Moriarty seraient-ils montés dans un véhicule autonome ?
Lire les précédentes chroniques : Avril 2016 – Mai 2016 – Juillet 2016 – Septembre 2016
(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : Fotolia-Chesky)