On the road again avec Marylou
L’écrivain et journaliste suisse Jean-François Duval, spécialiste de la Beat generation, donne la voix à LuAnne Henderson, la Marylou de Sur la route, dans son nouveau et passionnant livre. Elle est la seule à avoir partagé la vie de Neal Cassady et de Jack Kerouac, qui aurait eu cent ans le 12 mars dernier, à bord de la légendaire Hudson 49. Une remontée dans le temps qui ravive tout l’esprit beat, restituant sa parole mais aussi celles de Carolyn Cassady, Joyce Johnson, Allen Ginsberg et Ken Kesey. Rencontre.
Roaditude - Comment est née cette envie de faire enfin la part belle à LuAnne Henderson ?
Jean-François Duval - J’ai lu Sur la route en anglais, à 16 ans, en 1963. LuAnne, sous le pseudonyme de Marylou, intervient dès la première page du livre de Kerouac. Il la dépeint comme une « beaufitul sharp chick », joli jeu d’assonances et d’allitérations qu’aucune des deux traductions françaises de Sur la route n’a su rendre. En 1960, Jacques Houbart traduit par « belle petite poule délurée » et en 2011 Josée Kamoun par « chouette nana ». Bref, je me suis tout de suite demandé qui était cette fille. Je la croyais plus ou moins fictive. À un moment donné, étant devenu journaliste et écrivain, j’ai appris que non, que tous les personnages que Kerouac avait mis en scène dans Sur la route et les livres suivants étaient bien réels, « qu’ils avaient existé ». Et de plus, que plusieurs d’entre eux étaient toujours bel et bien vivants. Pourquoi ne pas essayer de les rencontrer ?
LuAnne avait aussi pour moi cette particularité d’être l’une des pièces manquantes du gigantesque puzzle que constituent l’histoire et la légende « beat ». Une pièce dont on ignorait à peu près tout alors même que – signe de l’importance de sa présence – Jack Kerouac la fait intervenir dans le premier paragraphe de son livre. À vrai dire, elle illumine tout son livre de sa jeunesse, de sa vivacité, elle est la plus charnelle des femmes que Jack met en scène. Je dirais même qu’elle est la première teenager de l’histoire de la littérature. Elle a 15 ans lorsqu’elle épouse Neal Cassady, qui en a 19. Elle en a 17 lorsqu’elle est aux côtés, parfois nue, de Neal et Jack à bord de la fameuse Hudson 1949 (une voiture révolutionnaire pour l’époque, on n’y insiste pas assez, les médias la surnommaient la « Step-down » en raison de son très bas châssis).
On sait que l’adolescence, au sens où nous l’entendons, est née à l’ère du « baby boom ». Et en ce sens les années 50, dans le monde occidental, ont été « les plus jeunes » du XXe siècle. LuAnne anticipait tout cela, elle incarnait les jeunes filles entre 15 et 20 ans qui, dans les années 50, 60 et 70, allaient prendre leur indépendance et se lancer à leur tour sur les routes du monde. Il fallait qu’avec mon LuAnne sur la route, je lui rende justice.
Comment expliquez-vous qu’elle soit restée autant dans l’ombre ?
C’est très paradoxal. Je crois qu’on est resté inattentif à elle, tout particulièrement du côté des spécialistes de la Beat Generation. Cela vient aussi du fait que LuAnne n’a rien écrit, et n’a pas du tout cherché à se faire connaître. À l’inverse, Carolyn Cassady, la deuxième femme de Neal Cassady, et donc la rivale de LuAnne dans le cœur de Neal lorsqu’elles avaient vingt ans, a écrit ses souvenirs sous le titre Off the Road (Black Spring Press, 1990 ; trad. Sur ma route, Denoël, 2000). Donc on connaît très bien Carolyn. Mais Carolyn était une Pénélope, elle est toujours restée « à la maison ». Contrairement à LuAnne, elle n’a jamais pris la route avec Neal et Jack, ni partagé leurs aventures. LuAnne savait que sa vérité contredirait sur bien des points les illusions que Carolyn entretenait à l’époque et qu’elle a « fixées » comme vérités « objectives » dans son livre… Les deux femmes sont par la suite devenues des amies. Et LuAnne me l’a dit : tant que Carolyn vivrait, elle ne voulait pas la blesser en rétablissant la vérité sur certains épisodes, que Carolyn ne connaissait que très partiellement et dont elle avait une vision erronée. Puis LuAnne est morte, en 2009, quatre ans avant Carolyn, en 2013.
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Ici on troque donc la Hudson de Cassady pour la Chevy rouge de LuAnne. Avez-vous fait un bout de route avec celle qui vous appelle Jerry après votre rencontre à l’aéroport de San Francisco au début du livre ? Ou tout l’entretien s’est fait dans son mobile home où elle s’est retirée avant sa mort ?
Tout s’est déroulé sur la route. LuAnne est venue m’attendre à l’aéroport de San Francisco, patientant même pendant 4 heures dans sa Chevy parce qu’une tempête avait retardé mon avion. Nous ne sommes jamais allés dans son mobile home près de Sonoma. Non, nous sommes restés sur la route tout du long, elle au volant. Avec juste quelques stops pour s’alimenter ou fumer une cigarette (elle). C’était donc parfait ! elle redevenait pleinement la Marylou de Sur la route ! J’ai toujours aimé les personnages qui ont un pied dans la fiction et un pied dans la réalité. Elle en était un. Bref, j’entrais de plain-pied dans un roman : dans celui de Kerouac, et en même temps dans ce futur roman que je pourrais peut-être écrire à mon tour. Car j’en ai eu l’intuition tout de suite, au moment même où je montais dans la Chevy rouge de LuAnne, et que je m’asseyais à ses côtés. Un jour j’en ferais un livre.
LuAnne savait très bien raconter, avec animation. J’ai été aussi sensible à sa voix qu’à celle d’une fée Morgane. Toute ma tentative dans mon livre a été de la rendre immédiate et présente au lecteur ; il fallait que lui aussi ait l’impression de se trouver à côté d’elle. La chose essentielle qu’elle m’apportait – autant je crois qu’elle l’avait jadis apportée à Neal et Jack –, c’est une fraîcheur juvénile, une spontanéité, une vivacité, une espièglerie un éclat sensuel autant que spirituel qui pour moi résume l’esprit de la jeunesse. LuAnne incarnait merveilleusement cet esprit-là. Je voyais en elle l’âme intemporelle de la jeunesse, et c’est aussi ce que j’entendais transmettre dans mon livre.
Vous portez également une attention au destin des beat women comme Carolyn Cassady et Joyce Johnson (qui a une liaison avec Kerouac au moment de la sortie de Sur la route et devient témoin des conséquences dévastatrices de la célébrité de l’écrivain). Qu’est-ce qui a été le plus révélateur avec toutes ces femmes ?
Autant que LuAnne, les « beat women » sont longtemps restées dans l’ombre, juste un peu moins qu’elle. À tort. D’abord, c’est grâce à deux femmes que les Beats ont fait connaissance, au début des années 1940. L’appartement commun d’Edie Parker et de Joan Vollmer, futures épouses de Kerouac et William Burroughs, était leur point de ralliement, un vrai « salon littéraire » comme à Paris au XVIIIe siècle… Et nombreuses sont les « beat women » qui, dans la foulée de Jack ont écrit : des poèmes, des récits, des mémoires, des romans. Je pourrais en citer des dizaines. Elise Cohen, poétesse et amante de Ginsberg, suicidée à 29 ans. Diane di Prima, sans doute la plus connue, mais aussi Hettie Jones, Joyce Johnson, Lenore Kandel, Anne Waldman, Jan Kerouac (la fille de Jack qu’il n’a jamais reconnue officiellement), etc.
J’ai eu la chance d’en rencontrer quelques-unes. Joyce Johnson, petite amie de Kerouac en 1957, chez elle à New York. Carolyn Cassady, également chez elle, à Bracknell en Angleterre ; comme je l’ai dit, elle avait été, dès 1949, la deuxième femme de Neal Cassady après LuAnne, et la maîtresse de Jack. Rencontre aussi avec Anne Waldman, à Boulder, Colorado, où elle avait cofondé avec Allen Ginsberg la « Jack Kerouac School of Disembodied Poetics ». Les points communs de toutes ces « beat women », si je devais leur en trouver un, ce serait ceci : une manière d’être et de penser complètement anticonformiste au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui a donné ses contours et son empreinte aux décennies suivantes. Elles incarnaient la jeune fille et la femme telles qu’elles se sont émancipées au fil des années 50, 60 et au-delà. Elles étaient toutes douées d’une très belle sensibilité, séduisantes par leur intelligence et par leur beauté. Il faut se souvenir qu’après-guerre, toute la culture occidentale a été marquée par la culture et la contre-culture américaine, la musique, le rock, le cinéma, la littérature, le mode de vie, etc. À ce titre, je crois que ces femmes, sans qu’on en ait eu forcément conscience à l’époque en Europe (encore que la jeune Brigitte Bardot de Et Dieu créa la femme avait instinctivement tout compris) ont modifié la façon d’être des femmes chez nous aussi. Elles ont favorisé l’éclosion d’un esprit nouveau, et évidemment, par leur émancipation, des rapports très différents entre les hommes et les femmes.
Vous restituez également la parole d’Allen Ginsberg (auteur de Howl) et de Ken Kesey (auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou et propriétaire du mythique bus Furthur qui a traversé les États-Unis). Vous a-t-il été difficile de rentrer en contact avec eux dans les années 90 ? Comment s’est déroulé ce travail de mémoire ?
Bon, ni Internet, ni les emails ni Google n’existaient. Donc en effet, tout cela a réclamé du temps, des efforts, il a fallu remonter bien des pistes, ça a été une sorte de pèlerinage aux sources, comme dans The Pilgrims’ Progress de John Bunyan, un livre fétiche pour Jack Kerouac. Sur la route, en tant que livre, tient lui aussi de la quête. Je ne pouvais que me réjouir que mon cheminement propre, et le livre qui en naîtrait, repose lui aussi tout entier sur une sorte de quête. C’est important, la quête, une chance à saisir ! Ensuite, quand je parvenais « au bout de la route » si je puis dire, quand je touchais au but, c’est-à-dire à la rencontre avec tous ces gens, c’était aussi un bonheur, un grand moment, tant leur esprit d’ouverture m’ouvrait à des horizons nouveaux, dont je n’avais jusque-là pas forcément conscience.
J’ai rencontré Allen Ginsberg chez lui, dans le Lower East Side à New York, partagé son petit-déjeuner « biologique » qu’il prenait à midi. Ken Kesey m’a merveilleusement accueilli dans son ranch en Oregon, il m’a embarqué à bord de son bus psychédélique peinturluré de toutes les couleurs, il m’a parlé de loutres et d’oies sauvages, a fait griller des steaks dans sa cuisine que nous avons dévorés avec son ami, Ken Babbs, l’une des autres figures majeures des Joyeux Lurons (les Merry Pranskters)… Joyce Johnson m’a longuement raconté à New York ses rapports avec Jack, quand elle était sa petite amie en 1957 et qu’il accédait à la célébrité… Carolyn Cassady en Angleterre était délicieuse. Curieusement, comme LuAnne près de Sonoma, elle vivait elle aussi dans un mobile home, dans un environnement verdoyant, à Bracknell, dans le Berkshire…
C’est avec les notes, les sources et les remerciements en annexe qu’on prend l’ampleur du travail d’enquête et de puzzle que vous rassemblez. Quel a été le processus d’approche avec ces documents d’archives et ces voix réunies ?
On a coutume de moquer la folie livresque de Don Quichotte. Pourtant, il en a eu l’intuition : une bibliothèque (beat dans mon cas, plus de 300 livres sur le sujet) est indispensable, mais il faut aussi toucher la réalité du doigt (et c’est là que le Quichotte s’est fourvoyé). Je n’aurais jamais pu écrire ce roman, ou plutôt ce « roman vrai », si mes impressions vives de LuAnne, Ginsberg, Ken Kesey et des autres ne l’avaient suscité. La voix de LuAnne, tout particulièrement a été « l’influx nerveux » qui m’a permis l’écriture de ce livre. J’avais sa voix dans l’oreille. Mais bien entendu il s’agissait aussi pour moi de la recréer, de la faire entendre au travers d’un travail de re-création. Donc, il y a aussi une part de fantasme dans ma façon de la rendre – après tout le fantasme lui aussi fait partie de la réalité.
Dans sa fraîcheur et sa vivacité, j’ai voulu que LuAnne, avec sa voix, imprègne l’intégralité du roman, que sa voix se mêle étroitement à celle du narrateur. Les Beats autant que les jongleurs du XIIe siècle qui rapportaient et chantaient les exploits des chevaliers de la Table ronde dans les cours des châteaux savaient l’importance de l’oralité en littérature. Il fallait que de la même façon je rende la présence de LuAnne absolument immédiate, qu’on ait le sentiment de l’avoir en personne devant soi. L’idée de mon roman a donc été d’entrelacer des voix, avec un maximum de fluidité. Je voulais que le lecteur, les entendant littéralement à travers ce travail de re-création, ne s’ennuie pas un instant.
Ce livre revêt en effet une « valeur de document », éclairant sa vie, les histoires, les inventions et embellissements de Kerouac dans son livre et la légende beat. Vous citez d’ailleurs Ginsberg : « Tout le monde ment, mais la vérité ressort ! » Aspiriez-vous dès le départ à atteindre ce point de vérité, cette « fidélité aux faits », pour prolonger cette époque révolue entre mythe et réalité ?
Oui, je voulais tenir compte autant de la réalité que de la légende. Car il s’est créé depuis les années 50 toute une légende autour des héros beats, Kerouac, Cassady, Ginsberg, etc. avec de nombreuses variantes. C’est justement la raison pour laquelle je trouve que leurs aventures sur la route ont quelque chose d’un cycle arthurien. On pourrait dire que Jack, Neal, Carolyn sont de nouveaux et modernes avatars de Perceval, Lancelot, la reine Guenièvre… Après tout, les uns et les autres sont des chevaliers errants, des vagabonds engagés sur des voies célestes.
Mais ce qui m’importait tout autant, c’était de savoir « ce qui s’était réellement passé ». C’est un besoin inné en chacun de nous : le besoin de connaître la réalité des faits, qui ne nuit pas forcément à la légende ni à l’envol de l’imaginaire. Mon envie était donc d’écrire un roman, qui soit aussi un « roman vrai », à la façon dont le sont par exemple The Kool-Acid Test de Tom Wolfe (dont Neal Cassady et Ken Kesey sont d’ailleurs des protagonistes), ou encore, dans un genre totalement différent, De sang froid de Truman Capote.
Kerouac, on le sait, a beaucoup transfiguré, embelli, magnifié, « chanté » (comme les troubadours !) dans ses « romans » qui, basés sur des choses vécues, se veulent eux aussi non pas des fictions mais des « romans vrais ». Tout étant bien entendu passé au filtre de son écriture, de son regard, de son ressenti, de sa vision. C’est bien ce qui fait la beauté de ses livres. Son style. C’est une leçon que j’ai retenue : dans LuAnne sur la route, si j’ai voulu en revenir à la vérité de certains faits, pour moi cela n’empêchait en rien de le faire selon ma sensibilité et mon style propre. Par bonheur, le regard est fertile ! Et à chacun son écriture. C’est exactement comme en peinture : les peintres peuvent parfaitement peindre un même sujet, et en même temps lui donner leur touche artistique propre.
S’ajoute à cela que sur plusieurs points, LuAnne pouvait corriger, rétablir certains éléments de la légende. On y trouve sa vision de la route, et des péripéties qu’elle y a vécues avec Jack et Neal. Si comme je l’ai dit, Carolyn est une Pénélope, LuAnne est la plus juvénile des figures, toujours sur le départ, la seule fille qui ait partagé leur vie sur le bitume. Elle nous offre, sur ce plan, son unique regard féminin. Quand j’écrivais, elle m’était un équivalent féminin de Huck Finn et Tom Sawyer. Une incarnation de l’esprit de jeunesse. C’est en quoi je pense que, sous cet aspect-là, LuAnne sur la route a aussi une petite valeur de document.
« Ce n'est pas la destination qui compte, c'est le voyage… » disait Jack London. Tout au long du livre, les villes se succèdent, se quittent, se retrouvent. Elles ne servent plus de repères, mais plutôt de points de jonction, de pause, de rencontres, de retrouvailles…
Kerouac avait pour ambition, avec Sur la route, de composer une sorte d’immense poème (en prose) sur la réalité des États-Unis, d’en « chanter » les fabuleuses dimensions. L’Espace, comme dans toute la littérature américaine depuis Fenimore Cooper et Walt Whitman, y joue un rôle essentiel. Il coulait de source, pour moi aussi, que cette dimension-là (même si mon livre serait écrit en français) serait présente dans mon récit. Risquons un parallèle : je suis de ceux qui ont été marqués par le blues et le rock’n’roll. Chuck Berry, dont John Lennon a dit qu’il est le véritable « inventeur » du rock’n’roll, me paraît témoigner de ce même désir, dans ses morceaux, de « dire » l’immensité de l’Amérique.
Les paroles de ses chansons me paraissent, exactement dans le prolongement de l’œuvre de Kerouac, célébrer les « lieux » de l’Amérique. Son Johnny Be Good ou son Sweet Little Sixteen célèbrent comme Kerouac la topographie et les « lieux » de l’Amérique. Qu’on écoute le début de Sweet Little Sixteen: « They're really rockin' in Boston In Pittsburgh, P.A. Deep in the heart of Texas And 'round the Frisco Bay… All over St. Louis… » J’avais cela très présent à l’esprit en écrivant LuAnne sur la route, qui emmène le lecteur aux quatre points cardinaux des États-Unis: Denver, New York, San Francisco, le Texas et la Louisiane…
Les discussions avec LuAnne ne sont pas non plus toujours chronologiques. Souhaitiez-vous ce flux constant d’allers-retours dans les souvenirs pour marquer cette vie de l’instant ?
Pour ce qui est de la chronologie des événements, je me suis efforcé de la respecter, ou justement de la rétablir autant que possible. Dans Sur la route, Kerouac entremêle plusieurs voyages, faits à différentes époques, fin des années 40, début des années 50. Quand j’avais lu ce roman à 16 ans, cela m’avait un peu troublé. Là encore, j’avais envie d’y voir plus clair, de mieux comprendre, de mieux « situer », y compris sur le plan chronologique et temporel. Donc LuAnne sur la route respecte beaucoup plus la chronologie que Sur la route. Cela dit, il est vrai que dans la mesure où mon livre fait entendre, parmi d’autres, la voix de LuAnne, celle-ci, au fil de ce qu’elle raconte opère parfois des retours en arrière, elle s’exclame « ah j’ai oublié de dire que », etc, comme nous le faisons tous dans le cours de nos discussions spontanées. Cela fait en quelque sorte partie des « écarts » de la route, qu’elle soit de bitume ou verbale, ce sont des regards dans le rétroviseur… J’ai essayé de les faire intervenir à bon escient, pour justement rendre compte des méandres de la route.
À travers ces rencontres, vous avez vous-même pris la route, dans tous les sens du terme : du temps, de l’espace, de la recherche de soi...
J’ai écrit quelques autres romans, qui ne comptent pas moins pour moi, par exemple Boston Blues : routes de l’inattendu paru chez Phébus en 2000, et L’Année où j’ai appris l’anglais (Ramsay, 2006) qui raconte les dédales de quelques jeunes personnes en Angleterre en 1968. Donc oui, vous avez tout à fait raison : au fil des années, je prends de plus en plus conscience que tout ce que j’ai écrit s’inscrit dans une même perspective, fait partie d’un tout, de « mon tout », et même peut-être du « tout » de plusieurs générations, jusqu’à aujourd’hui.
Que reste-t-il de l’esprit beat, cette vie dissolue, d'errance, de marginalité, d’indépendance, de liberté, d’amour, qui se consume par tous les bouts, à l’image des fins de vie de Cassady et de Kerouac ? Et même de Sur la route pour les nouvelles générations de road trippers ?
À mon sens, l’esprit « beat » est encore devant nous, pas derrière. Les Beats, à commencer par Kerouac, ont ouvert toutes sortes de routes que nous sommes encore loin d’avoir explorées et suivies jusqu’au bout. Allen Ginsberg en était parfaitement conscient et me l’a dit : que doit-on aux Beats ? Beaucoup : les beatniks, Bob Dylan et les Beatles (qui ont enchâssé le mot beat dans le nom de leur groupe), le psychédélisme et « l’ouverture des portes de la perception » chère à Aldous Huxley, les routes de Kathmandou et de maints autres ailleurs, la contestation, Mai 68, Make Love Not War (exigence plus actuelle que jamais), les manifestations protestataires, un regain d’intérêt pour l’Orient et ses philosophies, bouddhisme, etc, l’éclosion d’une sensibilité écologique (chère à Gary Snyder, le héros des Clochards célestes de Kerouac)… À la fin de sa vie, quand je l’ai rencontré chez lui à Beverly Hills, Timothy Leary, qui avait initié Kerouac au LSD, n’hésitait pas à considérer les internautes comme des héritiers directs de la Beat Generation, explorateurs de « routes nouvelles », élaborant une nouvelle contre-culture. Toutes ces dimensions d’ordre socioculturel imprègnent encore le monde d’aujourd’hui, malgré la chape de plomb que voudraient faire régner sur nous des mouvements et des idéologies « fermées», passéistes, rétrogrades, et des réflexes identitaires de nature imbécile…
Après Buk et les Beats : essai sur la Beat Generation en 1998, puis Kerouac et la Beat Generation : une enquête en 2012, LuAnne sur la route vient-il clore vos recherches et réflexions sur ce mouvement des années 50 ?
C’est très clairement pour moi un aboutissement. Mais comme je vous l’ai dit, mon intérêt pour les Beats s’inscrit dans celui, beaucoup plus vaste, qui est celui du voyage et de notre vie elle-même, laquelle obéit à des cycles qui s’enchaînent et se succèdent. Je sais très bien que concrètement et spirituellement, voire philosophiquement, il me reste quantité de routes à explorer.
Jean-François Duval, LuAnne sur la route avec Neal Cassady et Jack Kerouac, Éditions Gallimard, Paris, 2022.
(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits photo : Gallimard/DR)