L’odyssée américaine de Luke Healy
Sur la Pacific Crest Trail, chemin de très grande randonnée qui traverse dans une verticale de 4280 km les États de Californie, Oregon et Washington, le dessinateur irlandais Luke Healy est venu se confronter à une certaine idée de l’Amérique. Se réconcilier, aussi. Au bout d’une épopée riche en épiphanies et en épreuves, un roman graphique hyper sensible, fluide, intime et universel, qui donne une furieuse d’enfiler ses bottines et partir au long cours.
Roaditude – Votre roman graphique retrace un projet un peu fou: votre randonnée de 4280 kilomètres sur la Pacific Crest Trail, qui relie la frontière mexicaine, dans le sud de la Californie, à la frontière canadienne, au nord de l’État de Washington. Tout y est vrai ? Quelle est la part de fiction ?
Luke Healy – Tout est absolument vrai. Lorsque je suis rentré en Irlande et que j’ai commencé à écrire, j’avais beaucoup trop d’éléments pour le type de dessin qui est le mien. Du coup, j’ai fait plusieurs changements, mais qui ne concernaient que certaines situations. Par exemple, je n’avais pas de place pour mettre tous les personnages présents dans chaque scène alors j’ai réduit leur nombre à trois ou quatre. Il y a aussi un tas de choses qui me sont arrivées et qui n’ont pas trouvé leur place dans le récit. Je voulais garder le tout le plus concentré et le plus simple possible.
Ce récit est traversé par votre besoin de parcourir l’Amérique, un vieux rêve nourri depuis le début de vos études et qui résonne avec l’Histoire de votre Irlande natal. Pourquoi avoir choisi la marche pour faire ce tracé-là ?
Je voulais expérimenter les espaces sauvages. Bien sûr, le road trip colle très bien à l’idée de l’Amérique, mais ce qui m’attirait plus que tout, c’était d’avancer lentement dans ces lieux, sentir que je pouvais être pleinement moi – un sentiment idéalement généré par la marche. Avant d’entamer la PCT, je n’avais jamais fait de grande randonnée ni de backpacking. En revanche, j’ai toujours beaucoup marché au quotidien. C’était ma seule préparation.
C’est plutôt risqué, comme démarche, vu la difficulté du parcours… Ca vous a laissé le temps de trouver ce que signifie « être pleinement vous » ?
L’intérêt de ce trip, c’est en réalité, avant tout et peut être de manière surprenante, que vous n’avez pas beaucoup de temps pour gamberger. Tout le temps que vous marchez, en tout cas dans toute la partie sud, votre attention est en permanence dirigée vers la prochaine pause, le prochain point d’eau. Vous ne mangez pas vraiment correctement, vous souffrez de l’amplitude thermique du désert. La nuit, vous dormez. En revanche, je devais être très présent, très attentif à cause des dangers. C’est une forme de pleine conscience de chaque instant : pas le temps de divaguer ou de contempler le paysage. Mais en réalité cela ma donné énormément de perspective. Littéralement. Je n’avais songé à l’échelle du monde, combien il est grand et la place que j’y tiens. Tout cela, je l’ai réalisé en cours de route. Il y a des montagnes qui donnent l’impression de nous suivre pendant plusieurs jours, qui ne quittent pas notre angle de vision, parce que l’itinéraire les contourne. Par exemple, le Mont Whitney (en Californie, dans la Sierra Nevada, 4421 m d’altitude, NDR) un des pics les plus proéminents d’Amérique du Nord. Vous vous rendez compte alors de la lenteur avec laquelle vous marchez, même si vous êtes dans un bon rythme.
Pourquoi avoir choisi le PCT, dont le parcours est le plus long et le plus exigeant ?
Dès que j’ai appris son existence, il n’a pas quitté mon esprit. Je ne pouvais plus me le sortir de la tête. Durant mes études, j’ai vécu dans le Vermont, de l’autre côté du pays, je ne suis jamais allé plus loin que Chicago et je voulais ressentir quelque chose de différent. Le PCT est aussi bien moins fréquenté que d’autres trails comme celui des Appalaches par exemple, qui relie la Géorgie au Maine, sur près de 2.000 km. Le PCT est aussi très bien documenté, ce qui est idéal pour s’organiser avant le départ, et très bien balisé et entretenu. Les dénivelés y sont aussi moins hauts, moins rudes… en revanche, oui, il est beaucoup, beaucoup plus long.
Il y un une culture du PCT, qui rassemble et anime la communauté des randonneurs, avec cette tradition de se donner des surnoms… Il y aussi les trail angels, qui viennent en aide aux randonneurs, fournissent de l’eau, de la nourriture, un toit, des modes de transport entre le sentier et les villes… Tout cela vous a surpris ?
Oui, car cette culture qui entoure le PCT est assez impressionnante, bien installée. Elle existe aussi pour d’autres chemins de randonnés comme ceux du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, mais ce n’est pas vraiment la même chose. Les trail angels, c’est une force d’organisation qui s’anime tout au long du trajet, c’est lié aux conditions extrêmes et à la longueur du PCT… Parfois, c’est un campement de fortune avec deux camionnettes et un barbecue… D’autres fois, des infrastructures plus pérennes. Je ne me suis jamais senti seul ni en danger, à part en l’une ou l’autre occasion. C’est très confortable de savoir que des personnes peuvent se mettre en action à tout moment en cas de besoin.
Vous avez choisi comme titre « Americana ». Au-delà des images mythiques, et culturelles auxquelles ce terme renvoie, il y a une sorte de mélancolie, de rêverie qui s’en dégage à la lecture de votre récit… Un peu comme le saudade brésilien.
J’ai choisi ce titre parce que je voulais raconter une histoire d’amour entre une personne et un lieu. C’est l’histoire de ma relation contrariée à l’Amérique, comment j’ai cherché à la rencontrer à travers la marche. L’Americana, c’est un peu l’idée d’une Amérique qui n’existe pas, ou plus… une imagerie qui n’est pas réelle. Je voulais me réconcilier avec tout ça. J’aime vraiment beaucoup ce mot parce qu’il évoque un long voyage, une odyssée… Toute cette mythologie du mouvement au cœur de l’expérience américaine. L’Americana, pour moi, c’est la version US d’Ulysse et de son Odyssée.…
Justement, dans les interludes écrits sur plusieurs pages entre les planches de dessin, vous évoquez les road trips en voiture que vous avez faits durant vos études à l’Est des États-Unis. Et même si votre marche s’est déroulée principalement sur les sentiers, dans des zones reculées, la route est toujours quelque part, pas loin. C’est une réalité inévitable ?
Absolument. Ça se voit dans le dessin. Au départ, je me disais que cette longue randonnée serait facile à dessiner… Je veux dire, une personne sur un sentier, ça ne doit pas être très compliqué dans l’absolu. Mais la réalité est toujours beaucoup plus complexe et contrastée. Durant tous ces mois, j’ai dessiné tellement de voitures… j’en étais moi-même choqué. On ne peut tout simplement pas y échapper. Dans une partie de l’histoire, je me retrouve à 3.000 mètres d’altitude avec une autre randonneuse, on aperçoit la route, très loin en contrebas… On pouvait l’entendre très distinctement… Avant de la voir, nous pensions que c’était le bruit des éoliennes, mais non… C’était la route, les véhicules, les moteurs. Même dans des zones reculées, loin des villes, la route est là, quelque part. Elle ne vous quitte pas.
La marche est souvent une activité solitaire. C’était le cas pour vous, malgré la fréquentation et vos rencontres… C’est ce qui a motivé le style minimaliste de votre dessin ?
C’était beaucoup plus difficile à écrire et dessiner que je ne l’imaginais. Ça m’a pris 18 mois, ce qui est très long pour moi. C’est compliqué de trouver l’équilibre entre la prose, le descriptif, les dessins, de maintenir l’intérêt, le rythme. Il y a tellement de planches où c’est juste moi en train de marcher dans le silence. Du coup, le contexte et la continuité de l’histoire sont devenus des aspects hyper intéressants à travailler. Le projet a été passionnant entre autres pour ça. Être seul durant si longtemps, avoir un tas de trucs qui m’arrivent… Chaque jour il y avait 20 évènements à raconter, expliquer. Mais au final, sur les 2000 dessins environs que compte le livre, la moitié c’est moi qui marche seul. C’est un vrai défi parce que je me suis tenu à 6 carrés par planche. Il faut trouver le rythme qui rende le récit consistant. Or, marcher, c’est trouver un rythme, un battement. J’ai juste essayé d’appliquer ça à la structure du dessin et du récit. J’ai essayé différents chapitrages, et au bout d’un moment, intuitivement, j’ai trouvé celui qui respectait ce rythme.
Au bout du trail, vous êtes tellement épuisé et à bout que vous célébrez très peu votre arrivée. Comme si l’essentiel n’était plus là… déjà ailleurs.
C’est exactement ce que j’ai ressenti. Je me sentais bien à la fin, mais très fatigué. Le dernier mois a été très difficile parce que la météo commençait à tourner. À la fin du parcours, après la borne devant laquelle tout le monde se photographie, vous avez en réalité encore 15 km à faire ! Pour beaucoup de marcheurs, ce truc un anti climax. Je repense beaucoup à ce moment-là et cela me procure énormément de réconfort. Parce que durant ces 4 mois et plus, vous apprenez à savoir ce que vous avez à faire. A chaque instant. Vous avez des choix à faire et des décisions à prendre tout le temps. Mais au bout du compte, cela revient à ces deux uniques options : continuer à marcher ou rentrer à la maison. C’est tout. Une fois revenu chez moi, je me suis retrouvé projeté dans un monde où les options sont nombreuses, présentes en permanence… C’est un truc de dingue. Après une marche comme ça, certains tombent en dépression. Moi, j’ai décidé d’écrire sur cette période tellement enrichissante. Et depuis, je pense tout le temps à repartir. C’est dur de me dire que j’ai mis entre parenthèse cinq mois de ma vie… J’ai manqué les derniers instants et les funérailles de mon grand-père…Je ne le regrette pas, mais c’était dur. Les backpackers qui voyagent tout le temps sont en permanence confrontés à ça… être loin des siens dans des moments cruciaux. Mais au final, c’est aussi dur de rester que de quitter le sentier. En fait, la marche, c’est un truc de punk.
Luke Healy, Americana, Casterman, Paris, 2020.
(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : Casterman)