"Lillian", un fantôme dans les ruines de l’Amérique
Plus qu’un road movie, une ode à la nature sauvage ou la chronique d’une disparition inspirée de faits réels, Lillian est un poème visuel d’une beauté fulgurante, qui lorgne vers la docu-fiction, le survival, le récit post-apocalyptique, et même le western spaghetti. Un film tout simplement unique, à la fois expérience cinématographique multiple, voyage sensoriel, réflexion mythologique sur le déclin de notre civilisation – et sur l’immortalité des forces sacrées à l’oeuvre sur notre planète.
C’est la première incursion du cinéaste autrichien dans le domaine de la fiction avec ce film très remarqué à Cannes en 2019. Horvath s’était déjà distingué auparavant avec plusieurs documentaires sur l’Amérique profonde, ou avec le portrait un peu glauque de l’ancienne gloire du cinéma seventies Helmut Berger, figure pathétique détruite par l’alcool et la coke. Là, c’est un fait divers des années 1920 dont il s’inspire : la disparition supposée en Alaska d’une jeune polonaise, Lillian Alling, partie à pied de New York pour rejoindre la Russie via le détroit de Béring.
Une odyssée surhumaine de plus de 7’500 km à l’issue incertaine, puisque des trappeurs affirment avoir retrouvé ses restes dans le wild en 1927, qu’un eskimo affirme l’avoir croisée près du détroit de Béring en 1929, et qu’elle a très bien pu finalement traverser le Détroit en compagnie de pêcheurs. Bref, elle s’est évaporée, et ce malgré le fait que les autorités savaient qu’elle remontait vers le Nord, et que le bruit de son passage courait auprès de la population avant son arrivée, où on lui prodiguait systématiquement aide, subsistance et conseils. Probablement dromomane (cette maladie de l’âme qui pousse celui qui en est affligé à voyager sans cesse, incapable de se fixer en un lieu : c’est la qualification psychiatrique du vagabondage), Lillian Alling et son errance ont inspiré de nombreuses fictions.
De Lillian (interprétée par la polonaise Patrycja Planik, physique de top model et charisme animal) on n’apprend pas grand-chose au début du film - et on n’en saura pas davantage jusqu’au clap de fin : elle serait russe, ne parle pas un mot d’anglais, tente de percer dans le porno à New York, échoue, contemple une carte et parcourt des yeux le looong trajet qui mène de New York au Détroit de Béring… puis se met en marche. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’apparente indifférence de Lillian à son sort, son mutisme, sa beauté sauvage. Elle semble être insensible à tout, à son environnement comme à ceux qui le peuplent (ils sont rares, car elle évite les contacts humains comme la peste). Dort sous les ponts, chaparde, squatte les maisons inoccupées. Quitte la ville en prenant des risques insensés, marche parfois au milieu de la route, sautille sur les garde-fous des ponts autoroutiers. Bref, elle donne l’impression d’être cinglée.
Interstate 80, la route de la défiguration
Sa progression vers l’Ouest, le long de l’I-80 qui relie New-York à San Francisco, va cependant remettre les pendules à l’heure. Loin d’être folle, Lillian est au contraire dotée d’une volonté de fer, et c’est moins sa bizarrerie que celle des américains qui commence à devenir évidente. L’Amérique montrée par Horvath est en voie de délabrement total, à commencer par ses habitants : les humains vus à travers les yeux de Lillian semblent invariablement monstrueux. Ils sont âgés, difformes ou demeurés, et si on ajoute leur bruyante et simiesque marmaille, on se croirait dans une galerie de personnages tout droit sortis d’un tableau de Brueghel. Seules les femmes, beautés fières mais vieillissantes, semblent trouver grâce aux yeux du réalisateur. La civilisation US, dont Lillian parcourt les ruines et n’en contemple que les scories, est décatie, décadente même, et vit tant bien que mal dans le souvenir fâné de sa gloire passée. Les rares signes de culture consistent en des revues pornos qui tombent entre les mains de la jeune femme ou en la présence incongrue d’une bibliothèque solitaire qui ne contient que… des ouvrages sur la SS !
Pour le reste, on n’entend que les pétarades des moteurs, le grondement et le grincement des machines d’usine, le piaillement d’émissions de radio passéistes ou débiles en fond sonore, on ne sent que l’odeur des fumées toxiques. Il plane d’ailleurs sur cette Amérique soi-disant « chrétienne » comme un parfum tenace de paganisme mad maxien. Inféodée au Dieu Moteur, la gent masculine semble être en train de régresser à l’état de bête inculte, adepte de virées néo-primitives en quad ou de courses de stock-cars (la référence aux films de George Miller est flagrante). Pour preuve, Lillian manque d’ailleurs se faire violer par un primate motorisé lors d’une course-poursuite flippante dans un champ. Près d’être découverte par son agresseur, Lillian est soudain sauvée par le souffle providentiel d’une bourrasque de vent qui passe sur les plants de maïs, et couvre le bruit de sa fuite.
Cet événement matérialise le début d’une connivence quasi mystique entre Lillian et la nature sauvage. Enfin arrivée près de la route du Pacific Nothwest, la jeune femme regarde le sang de ses règles couler le long de ses jambes jusque dans les eaux du Pacifique. Elle semble devenue étrangère au monde, à son propre corps (rappelant en cela l’extra-terrestre prédatrice et dénuée d’empathie d’Under the Skin de Jonathan Glazer). Au fond, une raffinerie de pétrole éructe ses fumées noirâtres. Et Lillian quitte définitivement la civilisation.
La remontée vers le Nord, voie de la transfiguration
On assiste dès lors à un effacement quasi fantômatique de la figure de la jeune femme : les humains deviennent rares, ne la remarquent plus. Remontant vers l’Alaska le long de la Highway of Tears, elle commence à ne faire qu’un avec le monde sauvage, la Nature la couve, les animaux veillent sur son sommeil, elle pêche le saumon en compagnie d’un ours débonnaire. Au fur et à mesure qu’elle semble disparaître aux yeux des hommes, elle consomme ses épousailles chamaniques avec le wilderness, traverse une forêt de bouleaux enchantée (les paysages filmés par Horvath sont sublimes), dort à la belle étoile. La désolation de la civilisation humaine est loin derrière. Devenue l’incarnation des forces chthoniennes, de la Déesse-Mère, de Gaïa, elle symbolisera de manière de plus en plus évidente le lien vertical qui l’unit aux forces célestes. De la Terre aux Cieux, de la boue originelle aux esprits immortels du vent, de la pluie et du tonnerre.
Dans une Amérique violée en permanence par l’homme blanc, Lillian reste virginale, intouchée et, arrivée sur les rives du fleuve Yukon, personnifiera, peut-être, l’ancien mythe tchouktche raconté par une vieille femme à son petit-fils. On vous laisse le soin de le découvrir dans ce film exceptionnel.
Lillian, un film d’Andreas Horvath (Autriche, 2019), avec Patrycja Planik.
Le film est disponible en DVD et DVD Blu-ray. Sa sortie en salle a été contrariée, dans certains pays, par la crise du Covid-19.
(Texte : Nicolas Metzler, Genève, Suisse / Crédits photos : Ulrich Seidl Film Produktion)