« Au cours d’une vie, les itinéraires changent sans cesse »
Sylvain Tesson a suivi l’invitation du photographe Vincent Munier, et est parti sur les plateaux tibétains, retrouver les traces d’un animal rare et fabuleux. Il tire de ce nouveau voyage un récit hypersensible, La Panthère des neiges, prix Renaudot 2019. Rencontre automnale à Bruxelles, l’occasion, notamment, de parler « route » et « voyage » avec l’auteur de Berezina.
L’éternel arpenteur, auteur de Berezina et de Sur les Chemins noirs, a du apprendre l’attente, l’immobilisation. Sylvain Tesson est un alpiniste chevronné, un grand voyageur en mouvement perpétuel. Le photographe Vincent Munier, lui, travaille depuis ses 12 ans. Il ne capte pas le surgissement de l’animal dans le champ, mais son apparition. Avec lui, Tesson a dû apprendre l’art de l’affût. Rester en place de longues heures, dans l’attente. Les réflexions, aphorismes et réminiscences affleurent alors, qui ont nourri les pages de ce nouveau récit au souffle éminemment romanesque. Sylvain Tesson ne renonce pas à la route, au voyage, bien au contraire, mais sa perception intime du chemin, qu’il nous livre alors qu’il découvre Roaditude, assis dans le salon de l’Hôtel Métropole à Bruxelles, continue de serpenter vers des horizons nouveaux… Et surprenants.
Sylvain Tesson – Ce n’est peut-être qu’une impression, mais il me semble qu’on arrive à la fin de ce cycle inauguré, quelque part, par Sur la route. Qui veut encore être un clochard céleste à la manière de Kerouac ? Il me semble qu’à chaque fois qu’on est parti sur la route, on est revenu, à un moment ou un autre, à la sédentarisation. Tout beatnik, Kerouac y compris, a fini par cultiver son potager, à vivre dans sa cabane ou à choisir une vie qui correspond plus ou moins à cette image. Après avoir vanté le mouvement, ils se trouvent des patries. Vous ne croyez pas ?
Roaditude – Ceux qui se jettent sur la route ont toujours cherché, peu ou prou, une forme de maison, de foyer (« home » en anglais), qu’elle soit matérialisée ou intériorisée – non ?
C’est vrai. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé », disait Pascal. Le plus court chemin qui vous mène à la maison, il vous mène d’abord sur la route. En fait, c’est le bordel (rire). Mais d’un point de vue anthropologique, à mon avis, il y a un cycle à observer. Je vais passer pour un cuistre – c’est vrai, dans le fond, qui suis-je pour parler des cycles de l’humanité – mais tout de même, je remarque que ce truc de prendre le large, d’embrasser le mouvement, de devenir un clochard céleste, va peut-être s’éteindre sur le coup des menaces qui pèsent sur le monde.
Il y a des territoires qui se ferment plus pour certains que pour d’autres, aussi…
Comme il y en a qui s’ouvrent également. L’Orient s’est vitrifié par les conflits, mais la Russie s’est ouverte. Aujourd’hui, on peut tracer de la route dans la taïga jusqu’à Vladivostok, jusqu’en Mongolie, jusqu’à Saïgon ! Vous pouvez faire Paris-Saïgon par la route du nord. La route du sud, par la Turquie, l’Afghanistan, le Pakistan, ce n’est plus vraiment possible. Dans les récits des premiers beatniks qui arrivaient en Afghanistan, avant l’arrivée des Soviétiques en 1978, on peut lire le soulagement : « Enfin, le calme !». Aujourd’hui, ce n’est plus forcément vrai. L’histoire des cartes routières est une succession d’ouvertures et de fermetures. Au cours d’une vie, les itinéraires changent sans cesse.
Vous avez troqué une forme de récit de la puissance (Bérézina, Dans les forêts de Sibérie) pour la fragilité vertébrale de Sur les chemins noir et l’attente féconde de La Panthère des neiges. Votre fameuse chute de 2014 a été une conversion, au sens augustinien ? Une épiphanie ?
Je suis le moins bien placé pour juger de ce que cette chute a changé chez moi. Lorsque ce genre d’événement survient, qui aurait la distance suffisante par rapport à soi pour répondre à cette question ? Je ne sais pas, je n’ai pas l’impression d’avoir changé mais d’avoir connu une nuit. Ça, c’est vrai. « C’est la plus belle journée de ma vie depuis que je suis mort »… Au-delà de la formule un peu pécheresse, c’est une constatation que j’éprouve très sensiblement, cette impression d’avoir droit à une deuxième vie. Parce que vous avez l’impression de survivre, cela fonde sans doute l’idée d’une épiphanie ou, je préfère, d’une hiérophanie… L’intégration de la notion de faiblesse m’intéresse… En tout cas, c’est pour moi une découverte. Moi, j’étais au départ attiré par toutes les manifestations de l’excès, de la radicalité physique. Et puis, un moment, quand on aime être sur la route, on peut se retrouver, suite à un accident, à moins aimer les éloquences que les boccages. C’est banal au fond. Quand je dis hiérophanie, au vrai, c’est la décrépitude, la dégénérescence, la vieillesse, le gâtisme peut-être.
La mise en route, d’une manière ou d’une autre, vous maintient vivant ? Répondez-vous toujours à son appel ?
J’ai besoin de répondre à l’injonction « En route !En route !». J’ai besoin du déplacement, de l’effort physique, parce que je ne suis pas un dualiste. Je ne distingue pas ce qui appartient à l’esprit de ce qui appartient au corps. Ce n’est pas une posture, c’est la jouissance de la totalité de l’être. Je ne vois pas en quoi la sensualité est moins intellectuelle que la pensée. Et je ne vois pas en quoi la pensée est moins jouissive que la volupté. La route reste toujours possible, donc, bien sûr. Pour revenir à mon propos de tout à l’heure, je m’imagine simplement que comme il y a eu un Age de la pierre polie, un Age de fer, il y a un Age de l’enracinement, comme le décrivait Simone Weil, de l'homme dans la société. C’est celui dans lequel nous entrons possiblement. Si j’avais le temps de la querelle intellectuelle, j’affirmerais sans doute que la civilisation occidentale, après avoir parcouru le monde, après avoir eu l’appétit de la route – on the road – va revivre une forme d’enracinement. Les sociétés modernes industrialisées sont arrivées au bout de quelque chose – une fatigue générale, un doute ? Nous allons – pourquoi pas, souhaitons-le – devenir des cheminots contemplatifs, des « Wanderer », comme se décrivaient les romantiques allemands, de chemins de traverse plutôt que de grandes routes de bitume. Je me trompe peut-être… Dans le fond, le prix du baril de pétrole à moins de 30 dollars aura sans doute été une mauvaise nouvelle pour la vie intérieure… Ca peut changer.
Sylvain Tesson, La Panthère des Neiges, Gallimard, Paris, 2019.
(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédit photo: Nicolas Bogaerts, éditions Gallimard)