Côme Levin : si le dépaysement n’existait pas ?
Chaque voyage a ses coordonnées, chaque voyageur son rosebud secret. Les coordonnées sous lesquelles se tient le périple à moto entrepris par l’acteur Côme Levin ont pour noms symbiose avec sa Harley-Davidson, évasion de Paris à Istanbul, quête d’un ailleurs. Quant au rosebud en filigrane du récit, nous laisserons à chaque lecteur, chaque lectrice le soin d’en proposer son interprétation. Rédigé après coup, à son retour à Paris, sur base des notes prises durant la traversée de l’Europe, ce carnet de voyage retrace les pays traversés, les variations des paysages, les rencontres humaines, l’état des routes, du tarmac, les extases, les rendez-vous ratés.
A vingt-trois ans, enfourchant sa Harley-Davidson, en mai 2014, Côme Levin décide de prendre le large direction Istanbul. Seul le but, la Turquie, brille en toutes lettres. Le trajet est laissé à la liberté du motard qui, privilégiant les routes secondaires, s’apprête à parcourir plus de 4400 kilomètres. Quatre semaines pour l’aller au cours desquelles le voyageur ne fait qu’un avec sa bécane de 250 kg, quatre semaines sans oublier le retour afin d’explorer en motard les mille et un visages de l’Europe, ses climats, sa géographie, son histoire, ses habitants, ses différences sociales, culturelles, politiques. Chant d’amour à sa Sportster Iron 2012 estampillée Harley-Davidson, Un candide à moto délivre de pétéradantes bouffées de liberté, un compte-rendu au jour le jour des révélations ou des mésaventures.
Eloge de la carte
La traversée de la Bourgogne, du Jura, la splendeur de ses forêts, de ses vallons, l’emprunt de la D 389 à Mouthe afin de gagner la frontière suisse, la conduite sur des routes tortueuses, l’arrivée en Suisse donnent lieu à des descriptions du relief, de la végétation, à des appréciations enthousiastes ou négatives (« Montreux, une ville sans âme, bardée de palaces, de beaufs et de pouffiasses. Qui s’obstine à imiter Monaco sans en avoir la finesse. »). L’aventure, c’est dormir à la belle étoile, en plantant son hamac dans des endroits déserts, passer la nuit chez l’habitant ou dans des auberges de jeunesse, savourer la lecture des cartes routières permettant de prévoir les prochaines étapes en les visualisant. Côme Levin évoque la différence abyssale qui sépare cartes et GPS, l’implication active du voyageur dans le premier cas, sa passivité dans le second. « Ces longs moments le nez dans les cartes, me permettent de ressentir le trajet, de m’en imprégner, avant de l’effectuer. Le voyage est psychique avant d’être réel. A la différence d’un GPS — qui ne fait que distribuer ses ordres —, la carte élargit votre regard ».
Longer le lac Majeur, le lac de Côme, s’arrêter à Vérone, éblouissante par sa beauté, poursuivre la route alors que les freins couinent, que le corps est fourbu, se reconnecter à l’énergie de la nature, observer les changements de la lumière, la faune, la flore… Le voyage laisse derrière lui l’agitation urbaine, ouvre les sens à d’autres réalités, d’autres modes de vie, aiguise les perceptions. Après la Suisse et l’Italie, l’entrée dans les pays de l’Est catapulte le voyageur dans des nations où se rencontrent l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Dans l’ancienne Yougoslavie, désormais explosée en sept pays, en Albanie, la fameuse âme slave, le mystère des Balkans se laissent deviner. Villes fortifiées, splendeur de Split, de Dubrovnik, île de Krk, influence islamo-orientale en Bosnie, ville de Mostar reconstruite après avoir été dévastée par la guerre en Yougoslavie, séquelles du conflit visibles sur les hommes et les femmes, sur le paysage…
Crainte face à l’Europe
Côme Levin relate les impressions, réflexions que lui inspire sa traversée de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro avant de gagner l’Albanie, la Grèce et Istanbul. Sa douleur quand il perçoit le cadavre d’un grand orvet sur le bitume, l’animal mort témoignant de la rencontre de deux mondes, le monde humain et le monde animal. Une rencontre désastreuse, fatale pour ce dernier dont la subsistance est menacée par l’explosion démographique qui grignote son habitat, par l’exploitation des ressources naturelles, le braconnage, le réchauffement climatique. Auprès des habitants qu’il croise, il recueille la crainte que suscite chez les Croates (comme en d’autres pays de l’Est) le rattachement à l’Union européenne. Ce ralliement est souvent perçu comme une nouvelle domination par des régions qui n’ont cessé de subir le joug d’envahisseurs (Empire romain, domination vénitienne, Empire ottoman, austro-hongrois, soviétique…). L’entrée dans l’Europe engendre son lot de nuisances — augmentation du coût de la vie, ralliement à une logique suicidaire de la compétitivité économique, à une politique néolibérale, saccage du mode de vie des populations, expulsion des habitants à revenus faibles ou modestes des villages, des centres historiques des villes anciennes convoitées par de riches Occidentaux.
L’arrivée à Istanbul prend la couleur de la déception : amertume de retrouver une mondialisation qui uniformise et appauvrit les modes de vie, de pensée, une urbanisation qui déshumanise, une architecture fonctionnelle de béton et de verre au diapason des mégalopoles avalées par le consumérisme. 4400 km parcourus… Pour rejoindre une ville si semblable à Paris, à Londres… Dépaysement zéro. Le biker prend le chemin du retour.
L’héroïne de ce récit, c’est avant tout la grosse cylindrée, la Harley-Davidson. « Elle est devenue à la fois une prolongation de moi-même, un refuge, une partenaire (…) Elle et moi sommes liés pour toujours par cette aventure (…). Cette moto est devenue la relique d’une époque de ma vie. Ce voyage l’a sacrée, je l’adore comme une déesse et, de retour à Paris, je me ferai le chantre de ses aventures ». La promesse a été tenue. La déesse célébrée.
Côme Levin, Un candide à moto, éditions Arthaud, Paris, 2019.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo: éditions Arthaud)