Bruce Springsteen et les routes de la rédemption (2/2)

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Bruce Springsteen et la route, c’est plus qu’une histoire, c’est un évangile. Cette langue de bitume qu’il n’a cessé de louer, même par intermittence, il l’a explorée comme réalité concrète, comme allégorie ou comme métaphore. Seconde étape (voir l’article 1/2) de notre petite virée dans le temps à l’occasion de la sortie de Western Stars, album road trip parmi les plus aboutis de sa discographie.

Dans la musique et les paroles de Bruce Springsteen, la route aura été tout autant un théâtre qu’une rampe de lancement. Un théâtre pour ses personnages d’anti-héros, de paumés, de durs à la tâche, d’anges déchus ou de rockers hédonistes. Une rampe de lancement pour sa carrière, car il aura trituré son imagerie romantique, renvoyé l’écho de ses vallées profondes et de ses déserts hostiles, suivi le sillon des icônes de ce pan crucial de l’American Dream. C’est aussi par la route, à travers des tournées marathon, qu’il est entré en religion du rock'n'roll, s’est jeté corps et âme dans une entreprise de conversion des foules, racontant dans une poésie montée sur six cordes toute la complexité du pays qui l’a vu naître et qui, dans les années 1970-80, tente en vain de tourner le dos à ses fantômes.

Au bout du tunnel
La tournée triomphale de 1984-1986 a couronné la spectaculaire mue de Springsteen en star intercontinentale à la faveur de Born in the USA. De jeune cheval fou, hirsute, tentant de s’échapper d’une grange en feu pour se lancer sur la route à toute blinde, il est devenu un «  Working Class Hero  » , un héraut des cols bleus. Il a honoré la promesse faite par son manager, Jon Landau, en 1973, qu’il serait « le futur du rock'n'roll ». Exécuteur testamentaire de ses images les plus mythiques et vitrifiées, il a le monde a ses pieds. Mais ceux de ce colosse à bandana sont faits d’argile.

Après avoir regardé l’Amérique au fond des yeux, questionné la dimension sociale, symbolique, émotionnelle de ses propres racines, c’est dans l’échec de son mariage avec l’actrice et mannequin Julianne Philips qu’il trouve matière pour son 8e album studio, Tunnel of Love, en 1987. Un titre programmatique pour un disque qui explore la part sombre et invisible de la quête et du sentiment amoureux : le couple et son train-train, la fidélité, la rupture, le désamour, la distance, la possession, la jalousie… Et qui questionne le machisme crasse, la masculinité toxique, celle des pères fugitifs, des biceps et des signes extérieurs de richesse.  Après s’être frotté à la réalité d’un premier rêve, celui de l’Amérique et de ses promesses, il ramasse les éclats d’un second, qui vient de se briser sous ses yeux : le rêve amoureux, le fantasme d’une complétude qui absoudra tout. Brilliant Disguise et surtout One Step Up le placent face à ses démons les plus intimes. Mais c’est dans Valentine’s Day, qui clôt le disque dans une forme d’apaisement, que le Boss trouvera sur la route et ses abords un semblant d’issue à ses tourments :

« Je conduis une grosse bagnole paresseuse, filant le long de l’autoroute, dans le noir / J’ai une main ferme sur le volant, et une autre qui tremble sur mon cœur / Il bat, chérie, comme s’il allait exploser / Et il ne s’arrêtera pas, jusqu’à ce que je soit seul avec toi. »

Comme dans Wreck on the Highway qui fermait The River sept ans plus tôt, Springsteen aspire à trouver le repos auprès de sa belle. Ce n’est plus une route semée d’embûches, qui le sépare de ses bras, mais une voie vide de toute activité humaine, entourée d’éléments qui inspirent la nostalgie, la peur de perdre, le souvenir du bonheur passé, l’aspiration à la paix retrouvée. Au premier regard, rien de tout ce qui a jeté Springsteen sur la route ne s’y retrouve plus. «  J’ai avalé les kilomètres comme si c’étaient eux qui pouvaient réparer les dégâts, écrire une histoire différente, obliger ces rues à livrer leurs secrets si bien gardés  », écrit-il dans Born to Run, son autobiographie parue en 2016 (Albin Michel, 2016). « Ce qui était impossible. J’étais le seul à pouvoir faire ça et j’étais loin d’être prêt. J’allais passer ma vie sur la route à m’enquiller des milliers et des milliers de kilomètres et mon histoire serait toujours la même. » Si ni le rêve, ni le plaisir, ni le salut, ni encore l’amour ne se trouvent au bout du chemin, que reste-t-il à aller chercher ?

En route vers nulle part
« L’autoroute est pleine de héros brisés, en pleine virée de la dernière chance » chantait-il en 1975 dans Born to Run. « Je voulais faire appel aux images classiques du rock'n’roll, route, bagnoles, nanas… Les incontournables, dira-t-il. Cette langue avait acquis ses lettres de noblesse avec Chuck Berry, les Beach Boys, Hank Williams et tous les hors-la-loi égarés depuis l’invention de la roue. » Routes, bagnoles, nanas, hors-la-loi… Entre les envolées romantiques de Born to Run et The River, l’effondrement économique et social de Nebraska et celui, sentimental et existentiel, de Tunnel of love, ces points cardinaux de la cartographie Springsteenienne ont volé en éclat. En 1995, dans The Ghost of Tom Joad, qui ouvre l’album du même nom, ce qu’il a trouvé au bout de la route n’a rien de cette cet idéal poétique que le natif du New Jersey avait ardemment entretenu :

«  Well the highway is alive tonight
But nobody’s kidding nobody about where it goes. »
« Et bien, l’autoroute est bien vivante, cette nuit
Mais personne n’est dupe de sa destination.  »

Si la route portait les espoirs d’évasion et d’émancipation sur Born to Run, si elle a constitué la colonne vertébrale des ambitions de Springsteen de capturer quelque chose qui ressemble à l’essence et l’histoire du rock et de l’Amérique, de ce qui les fait se mouvoir, 20 ans plus tard, le constat est dur et le diagnostic, clinique : la fête est finie, la route ne mènera nulle part. Il n’y a pas d’issue possible, et il est illusoire de penser qu’on échappe aux griffes de ses démons, de ses fantômes. Sur The Ghost of Tom Joad, Springsteen reprend les thèmes de Nebraska, et continue d’explorer le fossé grandissant entre les riches et les pauvres dans les années 90, années de grande récession, de globalisation et de financiarisation. Ses textes, plus précis, documentés, sont nourris de lecture - le personnage principal du chef d’oeuvre de John Steinbeck, Les Raisins de la colère, Tom Joad, donne son titre et sa colonne vertébrale au disque. Il s’est rencardé sur l’exode rural durant le Dust Bowl et la Grande Dépression des années 1930, qui a jeté des centaines de familles pauvres du Midwest sur les routes de Californie, et y a trouvé un lien avec les milliers de migrants mexicains, réfugiés économiques jetés sur les routes de l’Amérique, espérant croquer un bout du rêve qui, déjà pourtant, s’est étiolé. Les « tramps like us » de Born to Run, les vagabonds romantiques qui sentent la sueur, le sexe et la graisse de moteur, ont laissé la place aux travailleurs pauvres des usines sidérurgiques qui ferment les unes après les autres et à ceux qui ont fuit le Mexique : des bannis, des migrants, des réfugiés, des indésirables, de la main d’œuvre bon marché venus fracasser leur rêve américain sur le bitume, le béton, le sable et les rochers du désert.

Engourdis par la désillusion, la résignation, d’autres personnages du disque ne sont que les fantômes des héros et des hors-la-loi de sa discographie: la cavale meurtrière de Highway 29, dans laquelle un jeune vendeur s’embarque pour les yeux d’une belle, n’a même plus les accents de folie et de déroute de Johnny 99. Elle est narcoleptique, effacée, absente. Comme si même la course contre la mort n’avait plus aucun sens : « Je me disais qu’il y avait quelque chose chez elle / Mais en roulant, je savais que ce quelque chose était en moi ».  La trajectoire du Boss avait été, jusque là, celle d’un artiste tourné vers le monde l’extérieur, son prochain, ses pairs, les personnages qui constellent ses histoires, l’horizon et les points de fuites…  A l’exception de quelques incursions explicites dans sa propre histoire (My Father’s House, Used Cars, My Hometown, la plupart des chansons de Tunnel of Love). Mais à mesure qu’il avance dans sa carrière et sa vie d’homme, d’époux puis de père, qu’il va devoir composer avec la perte de proches (son père, ses amis et compères du E-Street Band, Dani Federici et Clarence Clemons), Springsteen va se rendre compte que les Grandes Dépressions qui secouent le monde font écho à la sienne, lancinante, et que ne parviennent plus à étouffer ses riffs ni ses rugissements. Il lui faudra sortir encore de bien des tunnels avant de trouver sur la route de nouveaux motifs d’espoir et d’apaisement.

La consolation
Dans son livre-confession Born to Run, Springsteen s’ouvre largement sur sa dépression, cette longue et douloureuse affliction qu’il a surmontée non sans difficultés et avec laquelle il a visiblement accepté de vivre. The Rising, Devils & Dust (3e album solo), We Shall Overcome. The Seeger Sessions, The Magic, Working on a Dream, Wrecking Ball, High Hopes jalonnent entre 2002 et 2014 une discographie traversée régulièrement par les mêmes renégats, bikers, rôdeurs, pêcheurs repentis, frères et sœurs, humains qui ont mordu la poussière, goûté la fontaine de jouvence, touché le paradis du bout des doigts et l’enfer du bout des lèvres. Les paysages et les personnages y défilent comme autant d’étapes connues ou nouvelles sur un itinéraire désormais bien balisé.

Réalisé cinq années après High Hopes, Western Stars, son dernier disque, est donc une forme d’aboutissement… Le chapitre qui manquait à cette saga démarrée plus de 47 années plus tôt dans les ruelles et sous le boardwalk du New Jersey (Greetings from Ashbury Park, N.J., son premier disque, en 1972). « Tu sais que j’ai toujours aimé cette route déserte / Sans destination, que des miles à avaler / Mais les miles à avaler nous éloignent / Salut, mon rayon de soleil, pourquoi tu ne t’attardes pas ? » (Hello Sunshine). Ce qui compte n’est pas la destination mais le voyage, de goûter à chacune de ses encablures. Ce qui résonne comme un lieu commun d’une confondante banalité, est un cheminement complexe que Springsteen a éprouvé, vécu et exprimé avec toute la gravité dont il a doté ses chansons, l’héroïsme lyrique de leurs élans, les rêves, les espoirs, les illusions… Et les déceptions, les désespoirs, les désillusions qui constituent le prix de cet aller simple vers la gloire, le salut, l’amour, la fraternité… (liste non exhaustive).

Ce virage vers la contemplation, l’acceptation, il a commencé à le négocier dès Thunder Road, en réalité. Comme le Petit Poucet, il a disposé dans ses paroles autant de petits cailloux blancs qui nous permettent de percevoir son aspiration la plus profonde : le « homecoming ». Ce retour à la « maison » après une longue route. Thunder road, Born to Run, Racing in the Streets, My Father’s House, Mansion on the Hill, Valentine’s Day’s, Long Time Coming, Long Walk Home, parmi d’autres, chantent ce besoin viscéral de se retrouver un nouveau bon port, de revenir non pas à la maison familiale, ce lieu de douleur et d‘inertie dont il a s’est extirpé avec la rage et la faim au ventre, mais dans cette maison imaginaire ou réelle qu’il s’est façonnée en cours de route. Cette route qu’il dessine dans Western Stars, il semble enfin s’y sentir chez lui… Et il l’emporte partout ailleurs. Qu’il soit entouré d’une nuit froide, venteuse, les gants serrés sur le guidon d’une moto sans carénage, la voie lactée comme seule voûte protectrice, ou chauffé par le bitume inondé de soleil d’un désert de l’Ouest, le coffre vide de tout bagage superflu, la tête dans les nuages, les yeux rivés sur l’horizon. Cet horizon n’a plus rien du point de fuite qu’il fut jadis. Il est un élément parmi d’autres d’un paysage intime ouvert aux quatre vents, où la route, matérialisation de sa quête éternelle, de ses désirs d’émancipation, apparaît pour ce quelle est, fidèle en cela à ce qu’ont été, depuis le départ, les chansons de Springsteen aux oreilles et au cœur de son public : un lieu d’épiphanie, de contemplation et d’éternelle consolation. 


(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédit photo : Frank Stefanko)