La liberté au bout de la route

Dans son premier roman graphique publié aux Éditions Steinkis, Conduite interdite, Chloé Wary plonge dans la vie quotidienne des femmes saoudiennes. Après un séjour de cinq ans à Londres, l’héroïne Nour retourne avec sa famille en Arabie Saoudite. Choc des cultures entre l’Occident et la terre saoudienne, le retour au pays signe l’entrée dans un monde où la liberté, les droits des femmes sont bafoués, soumis au wahhabisme, un des courants les plus conservateurs et rigoristes de l’islam sunnite. 

Le wahhabisme représente la forme officielle de l’islam sunnite en Arabie Saoudite. La condition des femmes, leur soumission à la loi masculine, les discriminations dont elles sont victimes, les inégalités entre les sexes, Chloé Wary en dessine bien des aspects au fil d’un dessin épuré, faussement enfantin en noir et blanc. Le récit se concentre autour d’une des interdictions qui symbolisent l’assujettissement de la gent féminine : l’interdiction faite aux femmes saoudiennes de conduire une voiture. Alors qu’en 2011, le régime reconnaît aux femmes le droit de voter et de se présenter aux élections municipales, le droit de conduire leur sera refusé jusqu’en juin 2018.

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Seul pays au monde à priver les femmes du droit de conduire, l’Arabie saoudite s’engagera dans de timides avancées historiques, dans un plan de réformes dont l’aspect économique prime souvent sur l’aspect social et la défense des libertés. Le récit de Chloé Wary s’articule autour d’un collectif de femmes militantes qui travaillent à construire un autre présent, qui luttent pour leur émancipation, la reconnaissance d’une égalité entre les sexes. Les chapitres sont rythmés par la citation d’un passage d’une sourate du Coran et par le dessin des positions des cinq vitesses. Sans articulation entre eux, hétérogènes, les sourates et la représentation des vitesses d’une automobile semblent s’exclure l’un l’autre. Les mobilisations, les mouvements de luttes, de conquêtes du droit à la parole menés par le collectif de femmes culminent dans l’action menée par quarante-sept d’entre elles le 10 novembre 1990 : défier le pouvoir, transgresser la sacro-sainte loi et déferler sur les routes de la ville de Riyad.

Sur des pattes de colombe
Les grands événements arrivent toujours sur des pattes de colombe. Ce qui est vécu dans l’affirmation d’un combat, dans l’exaltation se révélera rétrospectivement la cheville ouvrière d’une longue mobilisation. En pleine guerre du Golfe, le 10 novembre 1990, estampillé Jour J : sous le regard incrédule, furieux des hommes, un cortège de voitures conduites par des femmes sillonne les rues, les pneus crissent sur le bitume, elles disent « non » à leur condition, à leur mise sous tutelle, elles se dressent, défiant la loi religieuse, la police des mœurs, la fameuse Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice (ayant entrepris, depuis 2015, de nombreuses réformes sociétales, économiques, Mohammed Ben Salman, le prince héritier, a supprimé les pouvoirs de cette police des mœurs).

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La liberté est au bout de la route. La voiture condense toutes les libertés refusées dans une monarchie ultraconservatrice, représente la liberté de partir, de voyager, de disposer d’elles-mêmes, l’autonomie que le régime refuse de leur reconnaître. Le pari a été tenu. Dans la mémoire des luttes, l’événement fondateur ouvre un autre possible, donne l’impulsion pour poursuivre les combats. Chloé Wary évoque la répression musclée, la fatwa, l’emprisonnement dont les quarante-sept femmes firent l’objet, les menaces qui frappèrent leurs maris. Une brèche a été ouverte, qui ne se refermera pas. Une ouverture dans laquelle s’engouffreront le mouvement Women2Drive de 2011, le mouvement Oct26driving de 2013 que l’auteure mentionne à la fin du livre.

24 juin 2018
Au fil des années, les actions s’amplifieront en dépit des ripostes sévères du gouvernement, en dépit des intimidations, des manœuvres afin de démotiver les militantes. Métaphore des petits ruisseaux qui accouchent de grands fleuves, l’insistance des luttes, jointe à des facteurs économiques, politiques, contraindra le pouvoir à suivre l’évolution des mentalités, à entreprendre des réformes qui, même si elles sont de surface et le fruit des calculs d’une Realpolitik, la rançon de visées économiques, transforment de façon décisive l’existence des femmes. La levée effective de l’interdiction du droit de rouler pour les femmes est prévue pour le 24 juin 2018. Promesse réelle, véritable libéralisation des mœurs, conquête des droits ou, en raison des dissensions entre les membres de la famille au pouvoir, poudre aux yeux dès lors que ceux et celles qui se battent pour les droits des femmes, pour le droit de conduire, le droit à l’autonomie se retrouvent derrière les barreaux ?

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Si les autorités saoudiennes viennent de relâcher cette semaine des militantes féministes, bien des opposants et opposantes sont encore détenus « dans une tentative désespérée de faire taire la dissidence et les voix féministes qui se font entendre pour les droits humains » a déploré Samah Hadid d’Amnesty International, directrice des campagnes de l’organisation pour le Moyen-Orient. Au travers du personnage de Nour et du collectif de militantes, le livre de Chloé Wary retrace des années de combat dont on salue, on l’espère, certaines des retombées émancipatrices en ce mois de juin qui se profile.

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Chloé Wary, Conduite interdite, éditions Steinkis, Paris, 2018.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photos : Marc Charmey)