Bienvenue au Motel du Revers
Troisième film de Sean Baker, après Greg the Bunny et Tangerine (2015), The Florida Project nous emmène dans l’univers enchanté de Moonee, petite fille espiègle et gouailleuse, mais dévoile aussi une face plus sombre, celle des laissés-pour-compte du « rêve américain », qui habitent au motel et vivent d’expédients.
L’idée du film est venue au coscénariste et producteur Chris Bergoch alors qu’il aidait sa maman à déménager. En parcourant l’autoroute 192 qui mène à Disney World, il s’est rendu compte que les motels qui longent cette « voie royale » menant au parc d’attractions logent des familles précaires. Impossible dès lors pour lui de chasser l’image des gosses jouant sur le bord de la route : il fallait en faire un film.
Le temps de l’insouciance
Le réalisateur Sean Baker nous emmène donc à la suite de Moonee, six ans (interprétée par l’incroyable Brooklyn Prince, confondante de naturel), et de ses camarades de jeu. Pour ces enfants, les terrains vagues offrent des opportunités de jeu formidables, les squats crasseux deviennent des maisons hantées, et quelques vaches dans un champ donnent l’occasion de se croire en plein safari. La narration épouse souvent le point de vue de Moonee et de ses amis : les activités des adultes ne présentent guère d’intérêt (il s’agit essentiellement de leur faire des farces et de les tourner en bourriques), l’été des vacances scolaires semble sans fin, et les drames sont vite oubliés devant une bonne glace, des friandises ou en commettant une nouvelle bêtise. Il faut dire que l’environnement se prête bien aux fantaisies enfantines : motels aux tons pastels, magasins kitschissimes et omniprésence de la junk food.
Mais toute médaille à son revers : la vie que mènent les adultes au « Magic Castle Inn and Suites » (un motel tout ce qu’il y a d’authentique, soit dit en passant) est tout sauf… magique.
L’éternel présent
Car les parents de Moonee et des autres enfants n’ont aucune perspective d’avenir. Prisonniers de la précarité, au chômage, souffrant d’addictions diverses, ils subsistent de larcins ou en se prostituant. Résidents immobilisés sur le bord de la route de la vie, ils racontent le naufrage du rêve américain, les inégalités – pas de visite à Disney World pour eux, c’est trop cher – mais aussi la solidarité parfois grandiose des va-nu-pieds, le courage et la dignité. Les pauvres bougres sont obligés de changer de chambre chaque semaine pour « ne pas déroger au règlement », mais si rien n’est définitif, si tout est provisoire, ils doivent cependant se démener pour payer leur misérable loyer. Cet aspect donne d’ailleurs une couleur néoréaliste au film, car rien ne nous est en effet épargné : Halley (prodigieuse Bria Vinaite, starlette d’Instagram adepte de la fumette, pour qui le rôle semble avoir été écrit), la mère-fille de Moonee, est une white trash vulgaire, paresseuse et rebelle, qui s’envoie des michetons dans le lit commun, pendant que la petite prend son bain dans la pièce d’à côté… La figure pathétique d’Halley, petite comète cramée, est heureusement contrebalancée par celle de Bobby (Willem Dafoe), le gérant du motel, un brave type serviable et pour tout dire chevaleresque, qui tente de résoudre les conflits, fait la chasse aux pédophiles (car les parcs d’attraction attirent les enfants, et les enfants attirent les pervers), et tente tant bien que mal d’aider ses locataires.
« See you in Disneyland ! »
Cette phrase, prononcée par le tueur en série Richard Ramirez peu après sa condamnation à mort par la justice en 1989, sied bien à The Florida Project. Car si Disneyland (si proche et si lointain à la fois) a des airs de paradis, le motel et ses alentours sont un purgatoire permanent pour les gens qui y vivent. Pas de salut à l’horizon, toute fuite est impossible. La route qu’empruntent les laissés-pour-compte mène inexorablement aux services sociaux ou à la prison, certainement pas au château de la Belle au Bois Dormant. Mais Moonee fait à un moment cette jolie déclaration : « Mon arbre préféré, c’est celui qui est déraciné et renversé, mais qui continue de grandir. » Car les misérables plient, mais ne rompent pas.
La conclusion du film, abrupte et ouverte, laissera peut-être le spectateur un peu sur sa faim ; on ne sait pas trop ce qu’il va advenir de Moonee après le clap de fin. Mais une chose est sûre : la finale et brutale confrontation de la petite fille à la dure réalité de la vie des adultes ne laisse pas insensible.
The Florida Project, un film de Sean Baker (2017), avec Willem Dafoe, Brooklynn Prince, Bria Vinaite, Mela Murder.
(Texte : Nicolas Metzler, Genève, Suisse / Crédits photo : Cre Film et autres)