Petits plaisirs de la route : en hiver, la fascination des contraires
Même si la plupart du temps il se résume à la grisaille, à la neige sale et aux vitres givrées, le mariage entre la route et l’hiver a depuis toujours exercé une fascination incomparable. Sans doute parce que, à cette saison plus qu’à une autre, les voyages symbolisent dans nos eprits l’union périlleuse des contraires — le noir et le blanc, le solide et le glissant, le froid et le réconfortant, le tracé et le mystère.
Le noir et le blanc
Quand la neige se met à tomber ou que les plaines se couvrent de givre, la route crée de splendides dessins en noir et blanc qu’il est impossible d’admirer à d’autres périodes de l’année. Si elle a été un peu dégagée, elle trace au milieu des paysages aux couleurs désaturées une ligne grise-noire plus ou moins délimitée, comme un chemin protégé face aux éléments.
Dans certains cols, comme au Simplon en Suisse mais de manière encore plus impressionnante sur la route de Tateyama Kurobe au Japon, les murs blancs de neige déblayée tout au long de l’itinéraire renforcent cette impression. A rouler entre ces hautes parois on doit se sentir, toute proportion gardée, un peu comme Moïse traversant les flots, avec cette constante impression de sécurité mêlée d’appréhension. A tous points de vue, l’effet est saisissant.
Le solide et le glissant
Souvent pourtant, les routes d’hiver se couvrent elles-mêmes de verglas et c’est là que se perd toute sensation de sécurité. Rarement le sol ne semble alors aussi fuyant, et la route, loin d’être un havre de paix et de stabilité, devient au contraire notre pire allié. A moins d’être bien équipé aux roues comme aux pieds, il faut s’armer de courage, réviser les lois de l’équilibre, marcher sur le bas-côté. Ou alors faire appel à la bienveillance des compagnons de fortune rencontrés au cours du voyage, telle cette photographe arménienne prise dans son piège glacé.
Le froid et le réconfortant
C’est dans ces moments d’entraide que la route hivernale prend une autre dimension, et qui alimente sans doute les sentiments mêlés qui lui sont liés. Cette dimension, c’est l’opposition entre l’humain et le sauvage, le froid et le réconfortant. Car si la route en hiver est bien l’un des territoires les plus hostiles que l’on puisse imaginer, c’est aussi là qu’on se raccroche le plus volontiers à l’humanité, aussi infime soit-elle. Le film Fargo des frères Coen joue énormément avec ses contrastes, la banalité familière du quotidien venant soulager, autant pour les personnages que pour le spectateur, les scènes effrayantes et la rudesse du climat alentour.
Le tracé et le mystère
Mais quand l’humanité devient elle-même hostile ou qu’on en perd toute présence, la route prend un aspect bien plus inquiétant et fascinant. Car elle devient alors le seul tracé à suivre, le seul point de repère dans un environnement extrêmement menaçant. Il y a quelque chose d’infiniment dangereux et attirant dans cette obligation de suivre une route — vers qui ? vers quoi ? — pour la simple raison qu’on n’a pas le choix. Et combien de romans, poèmes, chansons et films évoquent-ils cette course teintée de mystère… Ainsi dans The Shining de Stanley Kubrick, la route subit une radicale mutation avec le changement de saison. A la fin de l’été, elle était le seul lien entre le monde rassurant de la ville et l’hôtel que la famille des protagonistes s’apprêtait à garder tout l’hiver. Une fois la neige tombée, cette même route devient un chemin sinistre à l’issue forcément fatale.
Un film plus récent, Wind Chill, exploite encore plus ce filon pour faire de la route elle-même le théâtre de l’angoisse. Ainsi, un raccourci enneigé devient le début de l’horreur pour une étudiante américaine souhaitant rejoindre ses proches pour Noël.
Attirance et répulsion
Au fond, la route en hiver est un peu comme ces vertigineux ponts de lianes qui chevauchent des rivières folles — un passage inévitable qu’on a très peur d’emprunter, et qui pourtant inlassablement nous attire, avec cette impression diffuse de ne pas savoir si « on va pouvoir en revenir ». Ce sentiment ne date pas d’hier. Il y a très longtemps déjà, dans son cycle de Lieder le plus désespéré, Le Voyage d’hiver, Franz Schubert a décrit sans doute mieux que quiconque, en musique et sur les mots de Wilhelm Müller, cette troublante ambiguïté.
Me faudra-t-il éviter les chemins
Fréquentés par les autres voyageurs ?
Choisir encore des sentiers dérobés
Sur ces sommets rocheux et enneigés ?
Moi qui n’ai pas perpétré de forfaits,
Qui vous font fuir le séjour des humains,
Mais quel est donc ce désir insensé
Qui me conduit en ces lieux désolés ?
Aux carrefours des poteaux nous indiquent
Par quels chemins nous arrivons aux villes,
Et je m’en vais sans commune mesure,
Quêtant la paix sans jamais la connaître.
Mais un poteau se dresse devant moi,
Je n’en saurais détacher mon regard :
Je dois me rendre en un lieu inconnu,
Dont n’est jamais personne revenu.
(Texte : Alexis Malalan / Traduction du lieder de Schubert : N. Class)