Free to run - mais encore... (2/5) - Sacré Fred !
Free to run, le film du suisse Pierre Morath qui raconte l’essor de la course à pied, a connu un beau succès ce printemps. On y découvre notamment Noël Tamini, fondateur de la revue culte Spiridon – revue qui accompagna le phénomène de 1972 à 1989. Quel regard cet acteur clé de l’histoire du « running » porte-t-il sur le film ? Il nous propose ses remarques et réflexions en 5 chroniques exclusives. Fred Lebow, le fondateur du Marathon de New-York, est au cœur de ce deuxième rendez-vous.
On ne quitte jamais tout à fait la Roumanie que l’on aime. En 1992, avant un grand mariage, on m’avait réservé une chambre dans le meilleur hôtel du lieu, un quatre ou cinq étoiles. Je déclinai l’offre, préférant un lit tout simple dans la famille d’un ami. Deux jours plus tard, à Lisbonne, pour le semi-marathon, ma chambre était réservée au Holiday Inn. Sur le clavier du piano intérieur, il faut parfois jouer aussi les graves.
Là, d’entrée, je le reconnus : il était attablé dans un coin du somptueux restaurant. Pauvre Fred, chauve sous son immuable casquette de toile, on eût dit un revenant. C’est cela : un rescapé. Runner’s World avait un jour révélé le mal qui le minait : une tumeur au cerveau. Il en avait réchappé.
Un type bizarre
Je n’allai pas aussitôt le saluer. Rien ne pressait. Au temps où il pétait la santé, Fred avait fini par m’ignorer, ou presque. Lui, il ployait sous le poids de son marathon à succès, et moi je faisais prendre le frais à Spiridon, ma revue moribonde. La dernière fois que nous nous étions salués, c’était à New York, nez à nez dans l’ascenseur du Sheraton. Ou peut-être à Rome, en 1987, dans les gradins du stade. De tout en bas, je l’avais hélé. Il avait eu juste un petit mouvement de la main. Pour la lui serrer, j’avais dû gravir toutes les marches de ce trône.
Un type bizarre, Fred, indéfinissable. Pas méchant, l’air toujours absent, mais omniprésent. Lorsqu’il apparaissait, il y avait du beau monde dans les parages. Car il ne se déplaçait plus que pour les courses de premier plan, ou pour de grands événements.
Au fond, peut-être que ma vue l’agace, m’étais-je dit un jour. Avec lui, je suis comme le condisciple paysan du citadin qui a réussi. Eh, chacun connait des amis qui s’en vont quand vous n’avez plus rien à leur donner d’autre qu’un peu d’amitié.
Ce soir, il était là, comme moi, à une table du cinq étoiles. Je l’observai à la dérobée. A ses côtés, une inconnue. En face, deux parvenus trop connus. Ces deux-ci, qui dans leur monde paraissent aujourd’hui faire la pluie et le beau temps, ne sauront jamais que Fred et moi… En avril 1974, à New York, deux jours après notre première rencontre, au marathon de Boston, notre course était encore si étrange, si insolite, que l’on nous avait photographiés ensemble à l’entrée de Central Park. A l’époque, pour sûr que ces deux parvenus n’avaient pas encore entendu siffler le train de la course à pied (on ne disait pas encore running).
Roumanie
Quand il eut achevé son repas, Fred se leva. Et il se dirigea vers ma table. J’étais surpris, ravi, et même un peu ému. Comme en ce jour lointain où, inconnu en Europe, il était venu frapper à la porte de mon chalet. «Hello ! Je suis Fred… Je t’appelle de Rome… Peux-tu me recevoir ce soir chez toi…» Tel quel. Et maintenant, à Lisbonne.
– Eh Fred ! Quel plaisir de te revoir !
– Et moi donc ! Depuis si longtemps… Que fais-tu ?
– Tiens, j’habite dans ton pays natal, en Roumanie. Je sais que tu l’as quitté en 46 ou en 47. Tu venais d’où précisément ?
– D’Arad.
Sacré Fred. On se verra plus tard, demain, c’est ça.
Le lendemain, juste avant le départ de la course, je vis soudain cameramen et photographes braquer leurs appareils vers les jambes poilues et décharnées d’un gars couché sur la pelouse. C’était Fred. Il faisait du stretching. Quelqu’un l’avait reconnu. Et voilà…
Au bout de ces 21 kilomètres, Fred faisait peine à voir. Il lui fallut alors l’aide des bombeiros, les pompiers, autrement dit les samaritains.
– Il y a deux ans, m’avait dit alors Fred, quand il fut requinqué, les médecins qui avaient décelé ce cancer au cerveau m’ont dit : six mois de sursis, profitez-en. Je m’en suis offert encore dix-huit autres…
Et il plissa les yeux, souriant à sa façon, comme d’une fine plaisanterie. L’air de dire : la vie, tout de même, qu’est-ce qu’ils en savent ?
– Alors, chaque course, même pénible, poursuivit-il, c’est encore un peu de temps gagné…
Il avait fait courir des milliers de gens
Fred Lebow, né Fischel Lebowitz, avait fait courir des centaines de milliers de gens. Il lui restait désormais cette saine joie de courir lui-même – comme nous tous – pour ralentir sa marche vers la mort, survenue en octobre 1994, à 62 ans.
Grâce au film Free to Run, on se souviendra longtemps de son finish du marathon de New York. Cette jeune femme qui l’étreint en pleurant, c’est Grete Waitz, une enseignante norvégienne. Inconnue chez les marathoniens, un jour elle avait été invitée par Lebow. Et du coup – c’était en 1978, j’y étais – elle avait couru le marathon en 2 h 32, alors meilleure performance mondiale ! Neuf fois première à New York, elle aussi disparaîtra d’un cancer, à 58 ans.
« Courez si m’en croyez, n’attendez à demain » nous dirait aujourd’hui le vert Ronsard.
Pour en savoir plus sur le film Free to run : www.freetorun.ch.
Lire la chronique précédente : 1/5
(Texte : Noël Tamini / Crédits photo : Sutton, et Wikipedia)