Tillie Walden: Kafka, Texas

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Après trois œuvres marquantes — Spinning, J’adore ce passage, Dans un rayon de soleil —, la jeune autrice-dessinatrice américaine Tillie Walden déploie sa voix singulière, son immense talent dans un road trip sur les routes du Texas, état dans lequel elle est née en 1996. Servi par un graphisme inventif, le récit de Sur la route de West campe une aventure féministe placée sous le signe du mystère et de la quête.

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Une adolescente androgyne et une jeune femme se retrouvent dans une station-service après s’être perdues de vue depuis des années. Elles s’élancent sur les routes du Texas, portées par le désir de fuir un passé traumatique qui nous sera révélé par bribes. Splendeur des couleurs, des paysages texans, des cieux qui virent du rouge-rosé à l’orange, envoûtement des formes qui, entraînées dans une épilepsie tortueuse, hallucinée, bifurquent comme dans un tableau de Van Gogh… Leur voyage se place sous le signe de l’errance sans boussole ni destination, sous le signe de la fuite. A quoi entendent-elles échapper ? Quels démons intérieurs les poussent à partir sur les routes texanes ? Pourquoi ont-elles des poursuivants patibulaires à leurs trousses ? Le fantastique qui nimbe la bande dessinée développe une étrangeté proche du climat de Kafka.

Rendre le félin

Le voyage tient de l’onirisme et d’une initiation à soi. Dans l’espace clos de la voiture, Lou, une mécanicienne, et Béa, une jeune femme en fugue, de dix ans sa cadette, s’ouvrent peu à peu l’une à l’autre. Le sens de leur périple se verra transformé lorsqu’elles croisent une chatte blanche portant une médaille sur laquelle elles découvrent l’adresse de son propriétaire : la ville de West. Une seule mission s’impose à elles : rendre le félin à ses maîtres, se mettre en route vers une ville qui n’est mentionnée sur aucune carte mais que des Texans disent connaître. Les brouillards entourant les blessures de Béa et de Lou se lèvent. Lou confie son homosexualité, la rupture avec son amante, la mort de sa mère. Béa lui révèle à son tour son homosexualité. Alors que les nœuds se dénouent au dedans, le dehors réserve son lot d’étrangetés, de mystères, comme si, illustrant un jeu de vases communicants, l’élargissement de la zone de clarté dans le rapport à soi se payait d’un obscurcissement du monde extérieur. Les deux femmes comprennent que les hommes du Bureau de surveillance routière les poursuivent car elles détiennent le chat blanc Diamant, objet de leur convoitise.

Tendu entre exorcisme du passé et récit intimiste, entre flash-back et évocations de scènes fondatrices de l’enfance, Sur la route de West construit un jeu de pistes où la magie fait éclater les coutures de la psychologie et de la géographie. Les lecteurs de la Recherche de Proust savent que les révélations ont besoin du temps pour livrer leurs enseignements. Par définition, une quête implique un cheminement, une traversée d’étapes sur des routes qui semblent mener nulle part. La ville de West est-elle un mirage, une facétie troublante concoctée par le fantôme de Kafka voyageant au pays des Texans, cet état conservateur, raciste, machiste, homophobe, où la peine de mort est en vigueur ?

Promesse de délivrance 

Certains attendent Godot, d’autres cherchent un Graal dont le nom est West. Les lois du réel se délitent dans cette virée texane. Aux tempêtes de neige répondent des ouragans psychiques, des noyades intimes. Les routes du Texas forment un labyrinthe dont les deux femmes semblent ne pouvoir s’extirper. Comment sauter par-dessus son ombre quand l’ombre ogresse qui empoisonne la jeune Béa s’appelle viol ? La route tiendra-t-elle sa promesse de délivrance ? Comment s’orienter lorsque des événements traumatiques de l’existence vous ont déboussolées ? Au fil d’un mythe contemporain, le duo en détresse découvrira avoir un guide spirituel dans le chef du chat Diamant, un félin doté de pouvoirs surnaturels que Béa réussira à rendre à sa propriétaire.

Cette dernière délivrera à Béa un message de résistance à toutes les oppressions extérieures ou intérieures : « Le Texas, c’est de l’eau. Et le bureau de surveillance routière le traite comme un endroit qu’il peut soumettre et maîtriser éternellement. On leur filera toujours entre les doigts (…) Tout ce que tu as vu est bâti par toi». Lorsque toutes les issues semblent barrées, suivez un chat, qu’il s’appelle Diamant ou pas. Captant les lignes magnétiques, muni de capteurs hypersensibles, le chat vous déroulera un fil d’Ariane.


Tillie Walden, Sur la route de West, trad. de l’anglais (USA) par Alice Marchand, Gallimard, Paris, 2020.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Gallimard)