Murat en travaux sur la Nationale 89

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Après deux albums au plus près de la chair et de la terre (Babel en 2014 et Morituri en 2016), Murat, le barde auvergnat, revient avec un road disque en pointillél’étonnant Travaux sur la N89

La gaillard est passé maître dans l’art de promener son petit monde où bon lui semble, de jouer les renfrognés pour mieux distiller la lumière et l’envie dans ses disques et ses concerts. Mais là, le jeu de piste est conséquent. Et délicieusement déroutant. Les pensées de Pascal ont à peine tourné la clé de contact que sa suite, Cordes, aux samples et à la sensualité sulfureuse, fait un premier stop sur l’aire de repos histoire d’embuer les fenêtres. Ainsi se déroule un disque qui déconstruit pour mieux reconstruire, emprunte des chemins synthétiques et de traverse, détourne. The Books, Astrobal, Aphex Twins ou le dernier Bon Iver dans le radiocassette, Murat nous ouvre des voies auxquelles nous étions peu coutumiers le concernant.

Pour autant, derrière sa pochette abstraite et néconstructiviste, Travaux sur la N89 n’a rien d’un pied de nez ni d’une digression. Bien au contraire, ce disque qui a tout du défi résonne comme une introspection, une route de nuit au cours de laquelle Murat se défait d’un amour, de ses amours, pour mieux les retrouver.

La Route nationale 89 traverse la France de Lyon à Bordeaux. Déclassée en différents endroits, elle a perdu son tracé originel, transformé par les paysagistes mercantiles des agglomérations et des rocades. Les travaux sont connus pour y avoir, depuis 2005, perturbé quelque peu les usagers et les paysages. Dans le Puy-de-Dôme, les accidents sont montés en flèche en 10 ans. C’est justement ce parcours accidenté, transversal, horizontal, comme un défi à la verticalité (le tout-à-Paris) des échanges (routiers, commerciaux) et du pouvoir made in France (et un peu partout), qu’a écrit en pointillé un Murat toujours à l’Ouest, et qui se fout éperdument du rendement ou de la vitesse (« J’aime pas le travail/J’aime pas les travaux » sur le morceau titre).

Embrasser ou étreindre
Entre embrasser ou étreindre, Murat ne choisit pas : « Partons en balade » chante-t-il, tout à son invitation, avec Morgane Imbeaud (Cocoon) sur La vie me va, titre programmatique et parfait, qui précède un Coltrane où il joue de l’autotune avant de nous inviter à une rêverie touristique dans les environs de Montluçon (croit-on). Au fil de l’eau, sans se presser jusqu’à la Chanson de Sade (« Pour moi ce sera l’enfer, oui comme d’hab’ »), l’Auvergnat parfait avec Travaux sur la N89 son art de déjouer les pronostics, les critiques et les analyses, le progrès à sa mythologie, pour mieux cruiser en crooner de l’instant.

Jean-Louis Murat, Travaux sur la N89, PIAS, 2017


Des disques pour la route

Qu’ils soient conçus comme des road trip, qu’ils évoquent la route où la racontent sur leurs pochettes, plusieurs disques répondent à l’appel du bitume ou prennent langues avec les grands espaces. Best of subjectif et parfaitement assumé.

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Roger Waters, The Pros and Cons of Hitch Hiking (1984)

A peine sorti de l’ultime album de Pink Floyd, The Final Cut (1983) qui scellait les comptes de The Wall (1979), Roger Waters poursuivait ce qu’il avait entamé sur ce dernier : une ballade tourmentée au cœur de la psyché humaine. Là où la route de bitume se confond avec la voie (les voix ?) intérieure, Waters a convoqué Eric Clapton (guitares) et David Sanborn (Sax), entre autres, pour donner corps à ce concept album pensé comme une route à mort, une collection d’instants volés à l’inexorable chute sans rémission. Constellé de sons, de narrations angoissées et de moments de brillance absolue, « The Pros and Cons… » montre que c’est bien Waters qui est parti avec l’âme damnée des Floyd.

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Day & Taxi, Live in Shenzhen, Shanghai and Taipei (2005)

Joli coup visuel des Suisses du trio jazz Day & Taxi, formé à Zurich autour du saxophoniste Christoph Gallio. Pour capturer visuellement ce live enregistré en Chine, le groupe a choisi cette photo de l’artiste Ai WeiWei. Issue d’une série réalisée autour du développement urbain de Pékin, son plan vertical questionne les perspectives et la symbolique tout en illustrant la réalité des musiciens en tournée.

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Lucinda Williams, Car Wheels on a Gravel Road (1997)

Si, plus que tout autre style, elle a fait la propagande des grands espaces et d’une certaine idée de la liberté (ou du laisser-faire), la country a réussi également à montrer les impasses du rêve américain et honorer ses laissés pour compte. C’est le cas de ce disque de Lucinda Williams, dont le titre (Le bruit des pneus sur le gravier) peut évoquer la peur et l’espoir tout à la fois. Elle y dépeint les cœurs brisés sur le zinc et noyés d’alcool, les mères battues ou célibataires, l’Amérique en colosse fourbu et brisé. La maison au bout du chemin est-elle l’arrivée après un long voyage, la promesse du repos et de l’amour ou le signe de la fin inexorable du voyage et des illusions ?

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Joni Mitchell, Hejira (1976)

Artiste à l’influence gigantesque, de la pop au jazz en passant par la folk, Joni Mitchell a enfilé les disques majeurs dans les années 70, sans jamais se départir d’une absolue sobriété dans l’artwork. Sauf sur Hejira, avec cet étonnant montage photographique qui ferait sourire aujourd’hui mais qui, en 1976, relevait d’une vraie audace. La route littéralement aux trippes, dans un décor de lac gelé, Mitchell tance notre regard et semble nous mettre au défi d’aller voir ce qu’elle a dans le ventre : le besoin absolu et irréductible de liberté, l’impérieuse nécessité d’aller au bout du chemin, peu importe où il la mènera. En l’occurrence, vers une un disque aux inflexion jazz appuyées et qui multiplie les référence aux bienfaits de l’errance (Refuge of the roads, Coyote, Blue Motel Room,…).

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Nas, Illmatic (1994)

Probablement l’un des artistes hip-hop les plus influents et les plus outrageusement sous-médiatisés, Nas propose en 1994 un album en forme de manifeste. Considéré comme l‘acte de renaissance du rap new yorkais (détrôné par le Gansta made in L.A.), « Illmatic » raconte comme peu avant lui la réalité du ghetto, les mauvaises décisions qui pavent le chemin vers sa sortie. Avec les lotissements miteux du Queens pour horizon, l’enfance du jeune Nas est ici représentée en surimpression (à l’âge de 7 ans), mêlée aux souvenirs des rues où il a grandi. Si on échappe rarement à son passé, Nas a réussi à le sublimer en son et en image sur ce disque qui fera date dans l’histoire du hip-hop.

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The Beatles, Abbey Road (1969)

Faut-il vraiment expliquer pourquoi ce disque ? Et bien parce que. Parce que la photo, le studio mythique et éponyme, les fans qui reproduisent quotidiennement le cliché sous les regards d’une webcam qui diffuse en live ce qui est devenu une attraction touristique. Parce que « Something » et « Here Comes the Sun » écrits par George Harrison. Parce que c’est à nos yeux le plus beau disque des Beatles, le premier dont leur nom est absent de la pochette. Ce n’est plus un disque, c’est un testament sonore et visuel, un patrimoine immatériel de l’humanité.

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Red Hot Chili Peppers, Abbey Road E.P. (1988)

Avant d’exploser avec Blood Sugar Sex Magic trois ans plus tard, les Red Hot Chili Peppers rigolent comment des patachons en arborant une nudité à peine diminuée par une chaussette faisant office de cache sexe. Les californiens sont à la limite du lèse-majesté quand ils s’avancent sur Abbey Road, singeant les Beatles, sur la pochette de cet EP enregistré sur place. La pochette en dit plus sur eux que la musique qu’elle renferme : quatre titres dispensables parce que sortis par ailleurs, dont une reprise en mode quickie du Fire de Jimi Hendrix.

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Kraftwerk, Autobahn (1974)

Quatrième album de Kraftwerk, Autobahn signe le départ d’une séquence inédite qui va bouleverser le paysage de la pop musique pour les 40 années à venir. Le son hypnotique et répétitif de l’électronique y trouve un terreau ultra fertile, un matériau de combustion qui va propulser le groupe vers de nouveaux horizons et toute une palanquée de musiciens à venir dans le funk, la noise pop, l’ambiant, la synth pop, l’electronica. Le morceau éponyme, long de 22 minutes, outre un hit, est une ode aux paysages sonores, au défilement du temps scandé par les rythmiques comme la route l’est par les pylônes. La dimension artistique de la pochette, faussement bucolique, évoque un Edward Hopper touché par l’art naïf. Une certaine ironie de la modernité.

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Jackson Browne, Running on Empty (1977)

Après avoir tourné quelque peu à vide sur « The Pretender » un an plus tôt, , Jackson Browne reprend la route et enregistre en concert ce Running on Empty qui ressemble davantage à un road disque, un concept album sur la route et la vie de tournée comme échappatoire que comme un live album au sens strict. Composé de reprises (« Cocaine », « The Road »…) ou d’originaux (« Running on empty », « Love needs a heart ») le disque fait figure de classique dans la discographie de cet américain né en Allemagne, même si la variation sur le thème de la route tourne un peu en boucle.

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Dominique A, Si je connais Harry (1993)

Le récit que Dominique A fait de la réalisation de son 3e disque est celui d’un naufrage annoncé… qui n’a pas eu lieu. Les conditions d’enregistrement, dans une piaule enfoncée dans la campagne profonde sont apocalyptiques, mais le résultat vaut la peine : « L’Amour », « Chanson de la ville silencieuse », « L’adversité » sont des percées de lumière et de poésie dans une chanson française parfaitement morose et moribonde à l’époque. La pochette fleure bon le week-end échappatoire ou la route des vacances sur les nationales bordées de platanes, une virée toute voile dehors vers le destin caressé par un soleil de glace d’un chanteur hors du commun.

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Bashung, Bleu Pétrole (2008)

Fin de parcours, fin de route pour Bashung avec cet ultime album réalisé en compagnie de Gaëtan Roussel. L’homme aura connu des multiples mues, aura laissé des kilos de peau avant de se donner à nous tel qu’en lui-même. Rockeur de bitume, poète maudit, crooner céleste, inventeur d’une poésie et d’une geste littéraire qui désarme (« Fantaisie militaire » en 1998, surtout), Alain livre son Bashung d’honneur sous les vivats. La pochette signée Jérôme Witz et Ludovic Carême capture cet instant où, arrivé à destination, Bashung nous jette un dernier regard par-dessus l’épaule. Rétrospectivement bouleversant.

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Bruce Springsteen, Nebraska (1982)

L’histoire et connue. Juste après son premier grand succès- et sa première tournée marathon- avec « The River », et avant le raz-de-marée Born in the USA, Springsteen s’enferme dans la cuisine de sa maison avec un 4 pistes, sa guitare, sa voix et quelques fantômes. Il en ressort un voyage crépusculaire (Springsteen est fan de Suicide et Alan Vega) sur les routes de l’Amérique dévastée par l’ère post industrielle et la ségrégation raciale, l’aliénation sociale et les mensonges du Viet Nam… Le Boss en profite pour régler ses comptes au reaganisme qui est en train de finir le travail de sape. La démo, inchangée, est la matrice de Nebraska, premier album Lo-fi de l’histoire du rock. Une première version à l’os de Born in the USA sorti in extremis du mix final, reste, de Johnny 99 à Used Cars, de State Trooper à Reason to Believe, un récit qui rivalise, dans sa puissance d’évocation, avec Les Raisins de la colère de Steinbeck.


(Texte : Nicolas Bogaerts, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : PIAS et autres)