Mythologie de la route : les routards

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Tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. Au menu cette fois-ci, la figure du routard, que l’on risque forcément d’écorcher.

Il n’y a pas de route sans routards. Vous en avez rencontré sur le « chemin de l’Inca » qui mène au Machu Picchu, sur la nouvelle Route de la soie ou la Transcanadienne. Ils portent des bracelets brésiliens aux poignets et des vêtements multicolores en lin. Si les plus surfeurs d’entre eux ont parfois des tongs Havaianas aux pieds (et les plus Allemands, des Birkenstock), leurs chaussures de randonnée ne sont jamais très loin, suspendues à leur sac-à-dos comme des trophées. Autre signe distinctif de cette caste des baroudeurs : à n’importe quel moment de l’année, sous n’importe quelle latitude, ils sont bronzés. Leur chevelure est souvent aussi longue et bigarrée que le récit de leurs aventures. Ils ont « fait » tous les pays du monde. À l’instar de Jules César – l’un des plus grands touristes de son époque – ils sont venus, ils ont vu, ils ont vaincu. Petits portraits de famille.

L’ancêtre
Dès la fin des années soixante, il bourlinguait déjà en pantalon à pattes d’eph et pataugas, fredonnant Le métèque de Georges Moustaki ou Une belle histoire de Michel Fugain. Petit bourgeois-catho diplômé d’une grande école de commerce, il « vira sa cuti », devint hippie pendant la guerre du Viêt Nam, lança trois pavés sur les CRS pendant celle de mai 1968 puis partit sur la route des Indes. Dans un âshram à Goa, il fit la rencontre de sa future épouse, une jeune beatnik Picarde alors stagiaire en communication tantrique. De retour en France, ayant flairé le filon, il investit dans le secteur du bien-être et de la « yogitude ». Le temps passa, le transforma de baba cool en bobo. Aujourd’hui, il a troqué ses pataugas contre des Mephisto mais il globe-trotte encore. Et s’il préfère désormais le 4×4 de location au bus local, les restaurants gastronomiques à ses anciennes « petites gargotes sympatoches » et les hôtels trois étoiles aux dortoirs communs, il n’a jamais coupé ses cheveux ni renié l’esprit tiers-mondiste et écolo-Tintin de sa jeunesse. Il a fait huit fois le tour de la planète. Sa phrase préférée : « C’était mieux avant. »

La blogueuse professionnelle
Son blog s’intitule « Voyageuse Vagabonde », « Sur la Terre en roue Libre » ou « Assoiffée d’Ailleurs ». Elle est tellement passionnée qu’elle met des majuscules et des points d’exclamation partout. En plus des voyages et de l’écriture, elle aime la danse africaine, la nature, la méditation, les belles pierres et la salade de quinoa. Un jour, elle décide de tout plaquer pour aller vivre son rêve en Nouvelle-Zélande. Arrivée là-bas, il pleut. La moitié de ses bagages se sont égarés lors d’une correspondance. Quand elle veut faire le check-in à l’hôtel, le réceptionniste lui annonce que sa chambre n’est pas encore prête. Elle est désespérée, triste et trempée. Elle va prendre un jus de kiwi au café d’en face pour se consoler et… le serveur le lui offre ! Elle y voit un signe du destin et reprend confiance en elle. Plus tard, afin d’apporter espoir et inspiration à tous, elle consignera ses aventures dans son blog (trois pages sur « la Grandeur d’Âme et la Générosité Légendaire des Néo-Zélandais », accompagnées de la photo du verre de jus de kiwi vide) en concluant par une citation de Jacques Salomé. Sa phrase préférée : « Que du bonheur ! »

Le néo-routard
Créature mi-homme mi-sac-à-dos Quechua de 60 litres, le néo-routard, ou nomade digital, ou e-backpacker, est le routard de la génération Internet. Au lieu de demander son chemin aux autochtones, lire les panneaux d’indication ou les plaques de rue, il marche en gardant les yeux fixés sur Google maps. Il a dans son smartphone le « top 20 des applications pour bien voyager en 2017 », notamment le SAS survival guide (sans qui personne ne saurait qu’il faut cuire les fourmis pendant six minutes avant de pouvoir les manger en toute sécurité). Ses deux obsessions : prendre des photos de lui en mode « aventurier seul face à l’infini » et rester connecté. Il a donc toujours dans sa poche un bâton à selfie télescopique et porte, vissée sur la tête, une casquette high-tech qui clignote lorsqu’elle détecte un réseau wifi. Jeune (moins de 25 ans) et avec un budget limité même s’il transporte avec lui une caméra GoPro et un MacBook Air à 2000€, il dort dans des petits hôtels pas chers, fait du camping ou du couchsurfing, se déplace avec les moyens de transports locaux ou en stop et cherche absolument à se différencier du Touriste. Sa phrase préférée : « Vous avez un accès Internet ? »

Post-scriptum : toute ressemblance avec des routards existant ou ayant existé n’est absolument pas fortuite.


Lire les précédentes chroniques : Avril 2016 – Mai 2016 – Juillet 2016 – Septembre 2016 – Décembre 2016 – Janvier 2017 – Mars 2017

(Texte : Gérald Berche-Ngô, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : John Atherton)