« La route, c’est l’espoir, l’inconnu, la ligne à suivre. »

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Arnaud Floc’h est le scénariste du Carrefour, magnifique bande dessinée sortie ce printemps chez Bamboo, qui raconte l’histoire d’Elias Baumer, un enquêteur assureur, en quête de son passé dans un village tristement connu pour le nombre d’accidents mortels provoqués par l’un de ses croisements. Rencontre avec cet inventeur d’intrigues de talent, qui confesse volontiers une « obsession » pour le thème de la route.

Arnaud Floc’h au scénario, pour une première collaboration avec le dessinateur Grégory Charlet.

Arnaud Floc’h au scénario, pour une première collaboration avec le dessinateur Grégory Charlet.

Roaditude – Arnaud Floc’h, Le Carrefour, dont vous avez rédigé le scénario, est sorti ce printemps en librairie. L’accueil de la critique est positif. Quel est votre sentiment, et quel regard portez-vous sur le travail accompli ?
Arnaud Floc’h – Bien sûr, je suis heureux que l’accueil du livre soit bon. Cet album est un travail de longue haleine. Grégory y a consacré presque deux années et personnellement, ce scénario m’a pris de longues années. Je l’ai écrit, sous une forme différente de celle que l’on peut découvrir dans l’album, il y a une dizaine d’années, et je l’ai retravaillé, réécrit au moins six ou sept fois durant les six années qui ont suivi le point de démarrage. Donc, on peut parler, je crois, de longue gestation, de longue route, semée d’arrêts, comme autant de petits séjours en motels, pour parvenir au point final de l’expédition sans toutefois s’être lassé, épuisé.

Racontez-nous l’origine, l’inspiration de ce nouveau projet ?
Le point de départ est purement littéraire. J’avais été très impressionné par le roman de Russel Banks, De beaux lendemains, qui évoquait le traumatisme d’un village ayant perdu tous ses enfants dans un accident de car scolaire tombé dans un lac gelé. Et parallèlement, je m’intéressais à la structure villageoise française perturbée par les dysfonctionnements de Mai 68. Tout est né comme ça. Il est arrivé un moment, à force de noter des idées de personnages, où une passerelle s’est créée entre ces deux univers.

Vous collaborez, pour la première fois, avec le dessinateur Grégory Charlet. Comment vous êtes-vous rencontrés, et quels sont les ingrédients du succès d’une telle collaboration ?
Contrairement à ma rencontre avec Thierry Murat, avec qui j’ai fait Le poisson-chat sur une thématique tout à fait autobiographique – et c’est pour cette raison que je ne me voyais pas le dessiner moi-même – contrairement, donc, à ce livre, ma rencontre avec Greg a été initiée et amenée par Hervé Richez, le D.A – D.L de la collection « Grand Angle ». Nous nous sommes entendus très vite car Greg est mesuré, calme, doux. Tout l’inverse de moi ! Et le tandem a fonctionné. Je crois que c’est ça, la recette qui marche. Une belle entente de personnalités complémentaires. Et aussi le fait que le dessin de Greg m’ait tout de suite happé. Son trait est puissant, sensible et léger. Brillant, en un mot. Je serais fier et heureux de faire un autre livre avec lui.

Dans votre ouvrage, Pontallier, le garagiste, dit : « Le carrefour, c’est un peu ce qui lie tous les uns aux autres, ici. » Le motif du carrefour est aussi un liant de votre œuvre. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la façon avec laquelle vous construisez une histoire ?
Je construis, pas à pas. C’est très, très long. Souvent plusieurs années. Je place des pions, des éléments dont je cherche la densité psychologique, les répercussions ou les traumatismes, tant chez les personnages que dans le cadre et l’époque où ils se meuvent. Un homme en mai 68 ne se comporte pas comme un autre vivant de nos jours ou dans les années trente. Nous sommes façonnés par l’Histoire en marche, par la politique, notre langage évolue dans le temps, ou diffère selon qu’on est riche ou pauvre, inhibé ou extraverti. Tout ça est majeur pour moi. Et le carrefour, c’est justement le cadre que nécessitaient les rapports que je voulais montrer entre Elias Baumer et sa fille. L’endroit où l’on se croise, où l’on peut se manquer à une seconde près et où on peut se heurter. Ce carrefour était mon moteur narratif, l’inévitable point de rencontre.

Le garagiste Pontallier, qui fait de la poétique comme Monsieur Jourdain fait de la prose.

Le garagiste Pontallier, qui fait de la poétique comme Monsieur Jourdain fait de la prose.

Votre intrigue se déroule à la fin des années 60, et fait très bien vibrer la fibre nostalgique, avec ses voitures emblématiques, ses enseignes, ses stations-service… Mais elle aurait très bien pu se dérouler aujourd’hui. Pourquoi ce choix ?
Non, justement, mon histoire ne pouvait pas se dérouler dans un autre cadre, dans un autre temps. Théoriquement, si ! Vous avez raison. Mais la construction vers laquelle je tenais à tendre m’imposait plusieurs paramètres. Les notions de vacuité, de désobéissance m’entraînaient vers Mai 68 pour ses paysages désertés à cause des pénuries de toute sorte, et pour ce qui concerne les personnages, surtout Elias Baumer, la découverte de la désobéissance. Jusqu’à ce mois de mai 1968, malgré le fardeau qu’Elias portait, malgré sa soif de découvrir la vérité pour crever cet abcès qui a gangrené son existence et celle de ses proches, Elias décidait de se donner le droit à la désobéissance. Ce n’est pas par hasard. C’est lié au comportement des hommes entre eux à un moment donné de l’Histoire de leur pays. Pour moi, ce récit ne pouvait pas se passer à un autre moment. Et quant aux voitures et aux routes, elles étaient également moins sécurisées qu’aujourd’hui, et plus dangereuses, entraînant donc des traumatismes plus profonds en cas d’accident. Pour le reste, le décor, c’est vrai que c’est un plaisir esthétique d’envisager des scènes de garage automobile et de voitures de cette époque. Mais tout le mérite en revient à Greg Charlet qui a compris ce souhait et qui a merveilleusement dessiné l’atmosphère et les carrosseries des années soixante. Sur ce point, c’est Greg le patron !

Tous les ingrédients qui font le charme des routes françaises d’après-guerre.

Tous les ingrédients qui font le charme des routes françaises d’après-guerre.

De fait, la route est une des composantes centrales du Carrefour. Vous nous avez confié que, chez vous, c’est un thème « obsessionnel ». Pouvez-vous nous expliquer cette obsession ?
Oui, c’est le cas. Je suis fasciné par la route en tant que thème littéraire, historique. La route, c’est l’espoir, l’inconnu, la ligne à suivre. C’est toute la littérature Américaine, de Jim Harrison à John Steinbeck, De Cormac Mac Carthy à Russel Banks, de Woody Guthrie et Kerouac évidemment aux obsessionnelles pistes de Jeffrey Lent. La route, c’est le militantisme, c’est le choix de l’Humain à définir sa voie sans en dévier. Et la route, c’est aussi les voitures, bien sûr. Et dans les voitures, tout se dit, en cercle fermé de quatre ou cinq personnes, en solitaire aussi. Ou en autocar, où l’on est plus nombreux, où l’on doit se découvrir les uns et les autres. Regardez chez Claude Sautet : tout se trame sur la route, les voitures deviennent, souvent en cortège, le lieu des secrets dévoilés, des ruptures, des amours naissantes, des vengeances, aussi. Bref, tout ce qui fait que l’Humain est fait de chair, de sang et de matière grise.

Y a –t-il une route qui vous tient particulièrement à cœur, qui revêt un sens fort à vos yeux ?
Oui. Et ce n’est pas une route très connue. Je l’ai pratiquée maintes fois. C’est la route toute droite sous le soleil, qui relie Bamako à Mopti. 600 kilomètres de rectitude sous le soleil, entrecoupés d’arrêts de police, de contrôles douteux, mais où tout finit toujours par s’arranger. Voilà, cette route-là, c’est la mienne, ma route africaine.


Grégory Charlet et Arnaud Floc’h, Le Carrefour, Bamboo éditions, 2016.

(Interview : Laurent Pittet / Crédits photo : Marc Charmey)