Mythologie de la route : et la route se mit à parler

Tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage(Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. Chuuuut, écoutez… Vous entendez ?… La route vous parle !

« L’appel de la route » n’est pas qu’une simple expression ou un chant* de scouts chrétiens en bermuda kaki : c’est une incantation qui pousse à partir vagabonder sur toutes les voies carrossables du monde. Cet appel, Verlaine l’avait entendu, et il y avait répondu. « Bitume défoncé… Voilà ma route – avec le paradis au bout » écrivait-il en 1870. Car n’en déplaise aux sceptiques n’ayant pas compris que la réalité a été inventée pour les gens qui manquent d’imagination, la route appelle, la route parle, et pas seulement aux poètes maudits du XIXe siècle ou aux narcotouristes de retour d’Amsterdam, mais à tous ses usagers et cela depuis très longtemps.

Dès la Rome antique, les bornes milliaires constituèrent les premières preuves de ce dialogue. Par l’intermédiaire de ces colonnes cylindriques ou parallélépipédiques, construites en pierre et pouvant atteindre 2 à 4 mètres de haut, que disaient les voies romaines ? Elles informaient tout d’abord les voyageurs du nom, du titre et du lignage de l’édile qui avait fait construire ou réparer la route ; de la période à laquelle avaient été effectué les travaux ; de la raison de ces travaux et, in fine, indiquaient les villes importantes sur le parcours et leur distance, exprimée en milles romains (1,481 mètres) ou en lieues gauloises (2,415 mètres).

En France, sous le règne de Louis XV, les bornes royales vinrent ensuite remplacer les milliaires et le message transmis se fit plus court : il ne s’agissait plus que de mesurer l’éloignement par rapport au repère d’origine, situé en l’occurrence sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

Les premiers poteaux indicateurs – avec des « bras » ou des « doigts » qui pointaient les directions à suivre et sur lesquels étaient inscrits les noms des villes – apparurent en Angleterre à la fin du XVIIesiècle. Appelés fingerposts, ils furent introduits dans la législation britannique en 1697, puis s’exportèrent rapidement dans les autres pays européens.

C’est entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècles, lorsque la bicyclette et surtout l’automobile commencèrent à s’imposer, que la signalétique moderne se mit peu à peu en place. Dès 1908, à l’entrée des villages en France et en Allemagne, différents panneaux (financés et installés par des entreprises privées, notamment le fabricant de pneus Michelin) enjoignaient les chauffeurs d’adopter une « Allure modérée », puis leur adressaient un bien urbain « Merci » à la sortie ! Le dialogue entre la route et ses usagers était définitivement noué. Depuis, il n’a cessé d’évoluer.

Sur les autoroutes, les immenses « PMV » (panneaux de signalisation à messages variables) diffusent désormais tous types d’informations et de prescriptions : alertes en cas de bouchon ou d’accident, conseils sur les itinéraires à suivre ou à éviter, météo, etc. Les règles d’écriture des communiqués sont très strictes ; il est exigé, par exemple, de ne pas employer plus de 7 mots par message, car en situation idéale de conduite (à 130 km/h dans un trafic fluide), un automobiliste ayant une acuité visuelle de 10 sur 10 ne peut pas en lire plus. On n’est pas loin de la twittérature (la littérature sur Twitter, limitée à 140 caractères maximum), du haïku et de la poésie ! D’ailleurs, certains textes autoroutiers s’en approchent un peu… Ils s’essayent aux rimes (« La ceinture devant derrière, j’adhère », « Toutes les deux heures, une pause s’impose »), rimes parfois présentées sous forme arithmétique (« Vitesse respectée = sécurité ») ou accompagnées d’une référence à un roman célèbre (« Vitesse bonjour tristesse »). D’autres n’hésitent pas à être sarcastiques (« Mieux vaut arriver tard que jamais », « Pas si vite, la mer ne va pas s’évaporer ») ou même, de façon à peine détournée, à inviter à la pratique du bondage infantile (« Enfants attachés, on vous aime »)…

Quant à la route du futur, également appelée « route de 5e génération » ou « R5G », elle parlera de plus en plus. Grâce à des capteurs issus des nanotechnologies et de la photonique (fibres optiques, thermographie infrarouge) incorporés dans sa structure et connectés à Internet, la route pourra s’auto-diagnostiquer, détecter elle-même l’apparition d’une fissure ou d’un nid-de-poule, suivre leur évolution et demander aux hommes de les réparer si besoin ! Il lui sera aussi possible de s’informer directement sur les véhicules, de connaître leur poids, leur vitesse, leur emplacement exact, etc., et de communiquer en temps réel avec les conducteurs en cas de problème.

S’il existait une Bible des goudronautes, sa Genèse devrait donc, peut-être, débuter ainsi :

Au commencement Dieu créa la Route
Or la Route était déserte et vide
Et comme Il se perdait souvent car Il n’avait pas tellement le sens de l’orientation
Dieu créa la signalisation routière
Et la Route se mit à parler.


L’appel de la route, le chant officiel des routiers Scouts de France (à écouter seulement si vous avez les oreilles bien accrochées) : https://www.youtube.com/watch?v=aZFgb-laobs

(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : vouvraysan)