Les frères Omidvar, l’autre âge d’or du voyage

Magnifique livre, somptueusement illustré, Le voyage des frères Omidvar nous embarque à bord du tour du monde accompli par les frères Issa et Abdullah Omidvar dans les années 1950. Rencontrant Issa Omidvar en 2013 à Téhéran, ensuite son frère Abdullah au Chili, Jean-François Ozsvath a décidé d’adapter en français le récit de leur voyage paru en farsi et en anglais.

La traversée des continents, souvent dans des conditions physiques, climatiques extrêmes, donne lieu à des descriptions de paysages somptueux, des rencontres avec les Inuits, les Aborigènes d’Australie, les tribus d’Amazonie, les Pygmées… Ainsi qu’à de pénétrantes analyses de la situation politique, de l’histoire ancienne ou récente, de la culture, des religions, de l’architecture, de la beauté naturelle, des modes de vie des régions qu’ils découvrent. La première expédition à moto des frères Omidvar dura six ans, des années au cours desquelles ils gagnèrent des lieux peu accessibles, traversant l’Afghanistan, suivant la Grand Trunk Road, dialoguant avec les siècles passés sur le site de Taxila, gagnant Ceylan (Sri Lanka), remontant vers l’Inde, gagnant le pays interdit, le toit du monde, le Tibet. Tempêtes de neige, de sable, avaries techniques, périls de diverses natures, découverte de modes d’existence radicalement différents, techniques de survie en milieu hostile, départ vers le Grand Nord, pêche du poisson avec les Inuits avant de partir à la découverte de l’Amérique du Nord, de suivre la Panaméricaine qui relie les trois Amériques et de s’aventurer dans la forêt amazonienne à une époque où la déforestation, la folie écocidaire et ethnocidaire n’avaient pas encore mis en péril le « poumon de la planète », la terre sacrée des peuples autochtones.

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Lucidité écologique et sociale

On soulignera la lucidité écologique et sociale des frères Omidvar, leurs cris d’alarme que, durant des décennies et encore davantage de nos jours, les gouvernants, les dirigeants refusent d’entendre. Traversant l’Inde en 1955, ils dénoncent la croissance démographique incontrôlée qui, dans d’innombrables pays du monde, engendre la destruction de la nature. Dans la jungle amazonienne, ils s’enfoncent dans l’inconnu, délaissant leurs bécanes pour des pirogues. Des guides les mènent aux Tucano, aux Yagua, aux Jivaros dont ils découvrent les cérémonies sacrées, les mythes, le savoir-faire, la philosophie de vie.  

« L’Amérique du Sud couve encore, dans l’immensité du bassin amazonien, une biodiversité unique sur notre planète. Et surtout, au cœur de la forêt impénétrable, à l’abri des regards, vivent encore des tribus fascinantes […] Deux jours à attendre avec anxiété le retour de nos guides. Énorme surprise, c’est le chef des Yagua qui vient, en personne, à notre rencontre. Bien que suspicieux, il nous invite à rejoindre son village. Nous déchargeons tout l’équipement et les paquetages qui se trouvent encore dans le canoë pour les emmener. En route vers le mystérieux monde des Yagua… ». 

En contact avec les tribus amazoniennes, ils évoquent les exactions, les destructions dont ces peuples sont victimes et s’inquiètent de la survivance d’ethnies riches d’un tout autre système de penser et d’existence, en butte à la soif de profit, à la logique occidentale d’exploitation de la nature. Le problème déterminant, largement tabou aujourd’hui, d’une explosion dérégulée de la population mondiale — une explosion incompatible avec la sauvegarde de la biodiversité — traverse ces pages.  Les signes d’une destruction accélérée des milieux naturels, des lacs, des forêts, des habitats de la faune sauvage sont palpables.  

Alerte

« Ce sont ces effrayants tracteurs qui pénétreront la jungle amazonienne pour y creuser des sillons hideux. Ces machines symbolisent la conquête d’un espace, devenu critique, pour une humanité qui pourrait atteindre huit ou même dix milliards d’individus. A chaque avancée de ces engins de destruction, combien d’espèces disparaîtront irrémédiablement ? Combien d’arbres seront fauchés ? Comment protéger ce magnifique bassin, patrimoine végétal et animal si important pour l’équilibre de notre planète ? » 

Les carnets de voyage des frères Omidvar ne cessent de nous alerter. En septante ans, la crise environnementale s’est aggravée, atteignant un point de non-retour. Lorsqu’ils abordent l’archipel des Philippines, le joyau paradisiaque des sept mille îles, ils font état d’un spectacle de désolation : les séquelles de la Deuxième Guerre mondiale s’étalent partout sous leurs yeux, des débris de navires échoués, des épaves jonchent les côtés, les mers. Sur ces îles qui furent soumises à des bombardements incessants, les désastres sociaux et naturels sont irréparables.  

De retour à Téhéran en 1960, les frères reprendront la route durant quatre ans, destination le continent africain. Cette fois, c’est à bord d’une 2 CV Citroën qu’ils pérégrinent sur des pistes ensablées, au milieu de la jungle, croisant les Masaï, s’arrêtant auprès des Watusi, gagnant le Soudan, Zanzibar, l’Afrique du Sud, l’Angola, le Cameroun, le Sahara, l’Algérie, allant à la rencontre des Pygmées au Congo, de l’ethnie Sara au Tchad, des Dinka du Soudan, des Peuls et des Haoussa au Nigéria… Avant d’être accueillis triomphalement lors de leur retour en Iran.   

Dernier âge d’or

Ces mémoires témoignent du dernier âge d’or des voyages à une époque où la mondialisation ne sévissait pas encore, où il n’y avait pas de GPS, d’antennes GSM, de connectivité, à une époque où les régions les plus reculées étaient encore relativement préservées, dépourvues d’infrastructure routière qui, sous couvert de relier les peuples, les régions, de favoriser les échanges économiques, ont détruit des cultures nomades, éradiqué des sociétés dites traditionnelles.  

Le regard que posent les frères Omidvar sur les multiples facettes géographiques, géologiques, culturelles, sociales, esthétiques des cent pays qu’ils ont arpentés s’avance comme un regard qui s’ouvre à l’altérité en la respectant, sans chercher à la coloniser. Document exceptionnel, riche des photos en noir et blanc prises par les frères Omidvar, ce livre est l’épopée d’une attention à la préservation de la diversité des régimes d’être au monde et d’une empathie pour le vivant. Leur devise ? « Découvrir, comprendre, faire partager ».


Jean-François Ozsvath, Le Voyage des frères Omidvar, Deux aventuriers iraniens à travers le monde, Nevicata, Bruxelles, 2021.

(ITexte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits : Issa et Abdullah Omidvar, Nevicata )