Shahin ou l’enfer des frontières
Adoptant une esthétique novatrice, bousculant le langage filmique, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter interrogent dans leur saisissant film Ailleurs, partout la question des frontières. D’une part, les frontières physiques, géographiques que traverse, avec difficulté et danger, Shahin, un jeune Iranien de vingt ans qui quitte son pays, gagne la Grèce avant d’atteindre l’Angleterre ; d’autre part, les frontières du visible et du dicible, ou encore l’illusion d’une absence de frontière générée par le virtuel. Au travers d’images de vidéosurveillance, de webcams, de conversations téléphoniques, de textos, de voix off, l’exode de Shahin à travers l’Europe nous est donné à voir et à entendre.
Deux mouvements se conjoignent, deux expériences de la liberté et des coefficients d’adversité (pour reprendre le concept forgé par Sartre) que celle-ci rencontre : un ailleurs qui semble à portée de main, qui s’avance sous la promesse d’un partout, mais qui se fracasse sur le nulle part et un départ qui impossibilise tout départ. Le film crée un dispositif qui détourne, au sens de la pratique situationniste du détournement, les images de contrôle qui pullulent dans notre monde soumis à un panoptique généralisé. Au travers du parcours de Shahin - la nécessité de quitter l’Iran, les expériences de l’exil, la traversée de la mer, son séjour dans le camp d’Helenikon, en prison, ses espoirs, ses désillusions, ses contacts avec sa famille, le labyrinthe infernal auquel sont soumis les demandeurs d’asile, son arrivée à Londres -, la caméra des deux réalisatrices sonde les potentialités de l’image, ses limites, la manière dont elle évite les pièges d’un voir avalé par la société de contrôle. Né à Fooladshsar, Shahin doit fuir son pays, quitter sa famille après sa conversion au bahaïsme interdit en Iran.
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Qu’est-ce qu’une vie ?
Etendues vides, arrachement, déshérence, passage illégal en Turquie, business lucratif des passeurs, villes inhospitalières, quitter pour arriver où ?, cheminement des réfugiés dans un espace-temps que les réalisatrices rendent moléculaire, solitude révélée par la migration comme principe irrelevable de la condition humaine. Car l’exode agit comme un révélateur du déracinement ontologique des êtres, qu’ils migrent ou pas, qu’ils voyagent sur place, immobiles ou qu’ils parcourent des continents. L’exode traduit une quête et condense l’expression du heurt entre nos rêves et la réalité. Qu’est-ce qu’une vie ? Quelles sont les forces qui la portent, qui la déportent vers l’ailleurs ? La genèse des images éclosant du magma réverbère la genèse d’un songe qui prend la forme d’un départ. D’une dialectique entre la fin d’une certaine existence, d’un être-au-monde en Iran et un nouveau commencement.
Parfois, le sentiment nous saisit d’un encerclement, d’un emprisonnement qui prend la figure d’un passage d’un piège à un autre. La puissance du mirage capitaliste campe cet autre piège qui se referme sur les libertés. La trajectoire est alors celle qui quitte une oppression, une aliénation pour en embrasser une autre perçue paradoxalement comme liberté, richesse, sécurité. C’est le cas du jeune Iranien dont parle Shahin, qui, réfugié aux Etats-Unis, est devenu presque millionnaire grâce au boursicotage. Mirage de la richesse matérielle, ironie du destin, nouvelle impasse non perçue comme telle par ses acteurs. Tout sépare la migration du nomadisme, cela vaut pour ses réquisits, sa destination, ses moyens, ses opérateurs. Car, comme l’ont analysé Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, étrangère à la machine nomade qui déterritorialise l’espace, la migration reterritorialise mais selon d’autres axes que la reterritorialisation des sédentaires. Seuls les nomades lancent une machine de guerre contre l’Etat qui n’a de cesse de les contraindre à se sédentariser, de les éradiquer, de réduire à néant leurs mode de vie et de pensée dont le néo-nomadisme mondialisé actuel n’est que l’inversion.
Poésie de l’errance
Comment échapper au quadrillage de nos existences par une infrastructure mondialisée chargée de fliquer, d’asservir les libertés ? Comment, avec les ressources de l’image, tordre le cou à nos sociétés de surveillance et lancer des lignes de fuite ? Ces lignes de fuite que Shahin trace depuis sa décision de quitter son pays d’origine, de gagner un ailleurs où vivre. Comment faire migrer le langage cinématographique dans un ailleurs, le décoder et le rendre apte à évoquer la bouleversante trajectoire de Shahin ? Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter réhumanisent le monde, lui redonnent chaleur et empathie et par là, montrent l’échec des processus de domination, de déshumanisation mis en place par le biopouvoir. Dans une poésie de l’errance (fût-elle l’errance sédentaire), Ailleurs, partout parie pour la déconstruction des murs géographiques et, par-dessus tout, des murs invisibles qui poussent dans les têtes.
Roaditude – Pouvez-vous, Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter, nous exposer l’origine de votre projet, le contexte qui vous a poussées à réaliser un documentaire relatant l’histoire d’un jeune migrant Shahin ?
Isabelle Ingold – Le point de départ est une rencontre. C'était notre premier séjour en Grèce, le tout premier jour. Nous étions venues pour un tout autre projet de film qui finalement n'a pas vu le jour. Le hasard a voulu que notre route croise celle de ce jeune homme, Shahin, et du camp de réfugiés où il vivait à ce moment-là. Même si cela nous a ébranlée, même s'il y eut une véritable rencontre – de celles qui font vaciller tout ce que vous pensiez savoir jusqu'alors, tout ce que vous aviez pu voir, en vous confrontant à son incarnation singulière – la nécessite du film n'est venue que bien plus tard.
Vivianne Perelmuter – Entre les deux, il y a l'histoire de notre relation et une histoire de transformation. Lorsque nous rencontrons Shahin en 2016, il a à peine 20 ans, et, malgré tout ce qu'il a traversé, c'est un jeune homme confiant en l'avenir, énergique, curieux de découvrir de nouveaux modes de penser et de vivre. Nous sommes revenues le voir en Grèce à deux reprises, et entre ces visites et jusqu'à maintenant, nous avons gardé le contact à travers des tchats, essentiellement des tchats. Et puis un jour, plus d'un an après notre première rencontre, il nous a écrit qu'il était parvenu en Angleterre, il semblait heureux. Nous sommes parties le visiter quelques mois plus tard et là ce fut un choc : le jeune homme que nous y avons retrouvé n'était plus du tout celui que nous avions rencontré en Grèce. Il semblait maintenant éteint et à la fois tendu, extrêmement méfiant. Lui qui aimait tellement rencontrer les autres, voilà qu'il se repliait sur lui-même, jusqu'à rester cloitré dans sa chambre pour éviter tout contact. C'est pour comprendre cette transformation que nous avons voulu faire ce film, pour comprendre et en même temps permettre à Shahin, en revisitant tout son parcours, de le contre-effectuer.
Comment et d’où vous est venue l’idée de questionner l’enfermement de nos existences, de nos libertés dans un réseau de caméras de surveillance, de géolocalisations ? Comment retourner l’arme contre ceux qui la braquent sur nous ? Comment avez-vous travaillé le matériau de l’image ? La question des migrations vous a-t-elle amenées à définir autrement le régime du visible et du textuel ?
Vivianne Perelmuter – L'idée est venue de la situation très concrète de Shahin dans sa chambre en Angleterre – isolé mais connecté – comme de tout son parcours jusqu'à cette chambre, un parcours jonché d’obstacles, de contrôles dans un monde qui semble pourtant si ouvert et fluide. Un monde fait pour la circulation mais de qui et de quoi ? Un monde qui multiplie les écrans mais que permettent-ils de voir ? Et quels spectateurs et spectatrices devenons-nous ?
Les caméras de surveillance proviennent du domaine militaire mais se sont immiscées dans la sphère policière, industrielle et jusque dans le champ civil, public et même privé. Elles quadrillent maintenant le monde entier, les villes et les villages, les restaurants et les piscines, les parcs et les maisons. Partant du vécu du jeune migrant, il était possible de l'ouvrir à une expérience plus largement partagée du monde.
Mais alors comment retourner l'arme braquée sur nous ?
En la braquant à notre tour, mais au sens cette fois de lui faire les poches. On vole l'outil, le dispositif, on le détourne pour regarder autrement et voir autre chose. Cette possibilité de détournement, d'un usage autre de ces images, nous est apparue après en avoir fait un premier sondage. Quelque chose résistait là, même là. Si on se focalisait patiemment sur tout que ces caméras filment mais ne traquent pas, tout ce qui ne les intéresse pas - les petits gestes des gens, leurs rituels, leur posture, la configuration et la matérialité des lieux, les évènements météorologiques et ceux de l'image elle-même, avec sa nouvelle texture, son grain, ses couleurs saturées, ses saccades, ses pixellisations, ses soudaines surexpositions ou sous-expositions – alors quelque chose du monde nous était rendue. Non seulement dans son état inquiétant mais également avec ses merveilles, ses surprises, son mystère.
Critiquer ce type d'images et leur fonction nous semblait indispensable mais pas suffisant. Nous voulions également ré-echanter, insinuer ce goût des autres et du monde, permettre des rencontres, convoquer autrement l'attention. Car, avec ce type d'images, c'est un régime du visible qui change, comme notre rapport à l'espace : le monde est exposé de part en part, surexposé, il semble à portée de main, et pourtant cette surexposition ne cesse de générer de l'invisibilité, de l'aveuglément, et des peurs qui divisent.
Isabelle Ingold – Et cela rejoint la question des migrations, de comment en rendre compte et comment en rendre justice. Là aussi, la profusion d'images anesthésie le regard et, à la fois, surchauffe les esprits. C'est le règne des opinions, des empathies sans enjeu ou des peurs. Et la personne qui migre, elle, disparaît sous la catégorie monolithe, trop abstraite, désincarnée, de migrant.e. Ou alors, mais c'est autrement pareil, elle se retrouve figée dans une photo d’identité, d'identification. C'est ce que l'on fait, après tout, lorsqu'on reconnaît : tels traits, ah oui, c'est un migrant ou une migrante, et on met en boîte, on plie l'affaire. En somme, on l'assigne d'emblée à une image, une personnalité unidimensionnelle, une place à part. Mais qui sont ces autres dont nous sommes les autres ? A quoi pensent-t-ils/elles ? Que font-ils/elles de leur journée ? Quelle expérience du monde ont-ils/elles plus précisément ? Et que nous renvoient-ils/elles du monde, que nous permettent-ils/elles d'en penser? C'est ainsi que nous en sommes venues à choisir le son ou les écritures à même l'image pour rendre la présence de Shahin et de ce qu'il fait, éprouve ou pense, et qui change tout le long. Ne pas reconnaître mais le découvrir. L'accompagner plutôt que l'observer, en diffracter les différentes facettes, les différents registres de vie, à travers ses différentes modalités d'expression et de relations : avec sa mère au téléphone, avec nous à travers des tchats, avec l'office d’immigration à travers la retranscription des questions posées et des réponses données par Shahin. Il nous semblait que la complexité d'un être était ainsi mieux approchée, que l'on sentait même davantage sa présence sans la figurer. Et qu'à ne pas la figurer permettait de relier le vécu du jeune homme aux autres, aux silhouettes aperçues à l'image, permettait en somme d'ouvrir sa ligne individuelle à une dimension collective.
Ailleurs, partout se singularise par une innovation expérimentale tant au niveau filmique qu’au niveau narratif. Sur ce plan de l’exploration des potentialités de l’image, du montage, de quels réalisateurs, de quelles réalisatrices vous sentez-vous proches ?
Isabelle Ingold – Sur le moment, nous n'avons pas songé consciemment à quelqu'un en particulier. Mais c'est certain que les films de Chris Marker nous ont accompagnées, ils sont sédimentés en nous. “Sans soleil” notamment, son mode de récit, de montage qui relie ce qui semble séparé, éloigné – les pays, les cultures, les êtres. Relie mais sans pour autant colmater les différences.
Vivianne Perelmuter – Dans ce film, le montage traverse littéralement les frontières. Et la narration, sinueuse, bifurcante, se tient sur une crête, raconte et à la fois laisse une marge d’indéfini, d’irracontable. Les rapports plus libres entre image et son mobilisent autrement le public. Car, in fine, il s'agit bien de cela : de mobiliser intimement et cela commence par laisser de l'espace pour que chacun et chacune fasse son chemin, approche lentement. Mobiliser, mettre en mouvement, même dans un sens politique, cela passe par les sens et l’imaginaire.
Comment articulez-vous approche théorique, conceptuelle, réflexive du cinéma (dont on sent la prégnance) et une création plus sensorielle, en appelant aux affects, à l’énergie du sensible ?
Vivianne Perelmuter – D'abord merci pour votre question car tenir les deux bouts est essentiel pour nous. Disons que l'approche théorique, réflexive intervient surtout en amont, dans le protocole spécifique que l'on se fixe par rapport à un film et qui induit une manière de filmer, ou dans ce cas-ci, de choisir les images que l'on enregistre, d'en exclure d'autres, dans le choix du mode de récit, dans le rapport que l'on tisse entre images et sons. Mais lorsque nous travaillons, la réflexivité étant assimilée au sens d'une chimie organique, nous sommes guidées par le sensible, par la vibration, l’intonation d'une voix, son mood, et pas seulement ce qu'elle dit. Au niveau de la trame narrative, nous nous sommes tenues au plus prés du détail, des faits infimes, vécus personnellement par Shahin. Il s'exprime d’ailleurs comme ça et cela nous avait saisies dès le premier jour. Jamais de généralités avec lui, jamais de phrases toute faîtes. S'il parle de la dureté de traverser les frontières à pied, c'est avec le détail de ses uniques chaussures qui finissent forcément par blesser ses orteils. Pour l'image, de même, nous nous sommes concentrées sur des micro-évènements et sur la matérialité même de l'image, sur les moindres signes dans un plan – le grain, la lumière, les couleurs, leur changement imprévisible, la vitesse d'une silhouette furtive dans la nuit, l'immobilité d'une autre. C'est une constellation de signes qui produisent des sensations, des affects, et interpellent tous les sens et pas seulement la conscience claire. Nous en faisons les premières l'expérience, lorsque nous décidons d'enregistrer telle image ou lorsque nous montons. Quelque chose là nous retient, nous intrigue, nous émeut, nous surprend. Et puis, il y a la relation entre images et sons que l'on tisse. Elle n'est pas dictée par le “réalisme”, ni par un principe, mais par des associations d'idées, un jeu d'échos ou de contre-points entre une sensation, une tonalité, une pensée. Il y des écarts, et de soudains synchronismes, et, comme le récit lui-même parvient par bribes, le public a le temps et l'espace pour progressivement s'y frayer son chemin et accompagner ses propres affects d'une pensée sensible, ou d'une émotion pensée.
Isabelle Ingold – Nous aussi, on a pris ce temps. Comme un.e peintre s'éloigne de sa toile, il y a ces moments de recul, où l'on vérifie sur pièce, on teste si le fil sinueux fonctionne, si telle association entre image et son, sans être explicite, donne assez de grain à moudre, rayonne. Et là, la pensée réflexive revient, pour après laisser à nouveau place à cet étrange travail où l'on pense autrement.
Ailleurs, partout, un film d’Isabelle Ingold et de Vivianne Perelmuter, Belgique, 2020.
(Texte et interview : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Dérives/Julie Freres)
Où voir le film ces prochains jours :
- à Paris au cinéma Saint-André des Arts à 13 heures (tous les jours – week-end compris sauf mardi – à 13 heures + mardi 7 décembre à 20 heures).
- à Bruxelles au cinéma Flagey à 19H30 (puis mercredi 08 décembre 2021 21:30, jeudi 09 décembre 21:30, vendredi 10 décembre 17:30, dimanche 12 décembre 19:30, mercredi 22 décembre 19:45, jeudi 30 décembre 21H15.