"Gun Crazy": bain de sang à la croisée des routes

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Avec deux tomes sortis à un mois d’intervalle, Jef et Steve D. signent un road trip complètement barré entre le western moderne et le grindhouse, qui carbure à plein régime, à l’humour et à l’imagerie des années 70 et 80. Gun Crazy nous plonge dans la fange de l’Amérique redneck, injectant tout ce que la lie humaine peut comporter de vilenie, mais derrière toute cette ultraviolence s’impose l’ardente émancipation de deux héroïnes badass, éprises de liberté, prêtes à en découdre avec ce monde crapuleux.

Des bottines à talons, une plaque d’immatriculation « FUKTRMP », un moteur qui vrombit, une cassette de Never Mind The bollocks des Sex Pistols à l’écoute dans l’autoradio, une route dans le désert de l’Ouest américain… Les premières cases, faites d’inserts et de gros plans, donnent le rythme et le ton de cette balade sauvage des plus déviantes. La teneur de Gun Crazy est non pas de révolutionner le genre dans lequel il s’inscrit mais de réussir à redynamiser le traitement des situations codifiées. Le scénariste Steve D. et le dessinateur Jef nous embarquent ainsi sur les routes sinueuses d’une Amérique white trash et dégénérée. Au cœur du récit, Dolly Sanchez et Lanoya O’Brien. L’une est Latino-américaine, l’autre est Afro-américaine. Ces deux ex-militaires de la guerre d’Afghanistan, mises au ban pour leurs ébats saphiques dans un cachot par des officiers wasp offusqués, vont se confronter aux vermines de la pire espèce pour réaliser leur rêve d’une vie meilleure, avec à la clé un petit pactole à récupérer en Suisse.

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Odyssée du vice 

Steve D. et Jef nous font ainsi suivre ces deux amoureuses badass, contraintes de se déhancher dans des bars sordides d’autoroute pour amasser un max de blé devant des bouseux racistes et misogynes qu’elles n’hésitent pas à dézinguer au moindre écart. En parallèle, trois personnages entrent en scène : un tueur en série néonazi (Superwhiteman), un exécuteur vindicatif de prêtres pédophiles (John St Pierre) et un homme de loi (N. Nolti) accompagné de son chien fumeur de cigarettes. Le premier tome dresse le portrait de ces protagonistes, retraçant dans des flashbacks leur passé et dont les persona tortueuses se dévoilent au fil des cases. La structure chorale du scénario, tissée comme un film d’action, opère déjà comme une catharsis.

Sur des routes différentes, tous vont se rejoindre dans le deuxième tome vers une même destination, Las Vegas, marquant l’arrivée d’un nouveau personnage, un chasseur de têtes (Dreamovitch) pour boucler la boucle. Gun Crazy se présente très vite comme une satire de l’Amérique trumpiste avec ce conservatisme religieux, ce sexisme ordurier et ce traditionalisme sudiste rance. Superwhiteman, suprémaciste nostalgique s’adonnant à ses pulsions détraquées avec son chapeau pointu du Klan et sa moustache d’Hitler, en est d’ailleurs le noyau dur. Le tandem n’y va jamais de main morte, se moquant avec délectation de ces figures caricaturales et absurdes. 

Humour vif et abrasif 

Ce « road BD » sous amphétamine est, comme formulé expressément dans le résumé, un hommage au Grindhouse, au bis, à Quentin Tarantino, au Nouvel Hollywood. En somme, au cinéma des années 70 et 80. Steve D. et Jef ne manquent pas de s’amuser avec les éléments vintage, nourris d’interludes, d’interventions de speakerines (caricatures d’Evelyne Leclercq et de Fabienne Egal) et de fausses jaquettes VHS. Dans cette nuée référentielle, la conception graphique des planches est à l’aune du scénario, assaisonnée d’hémoglobine, d’exécutions sommaires et de poursuites en voiture.

Si Steve D., issu de la nouvelle vague américaine, est encore inconnu, Jef a le bagage plus chargé, avec notamment deux albums conçus en collaboration avec Matz et le réputé Walter Hill. Son travail sur les couleurs, le découpage cinématographique, le décorum old school et le trait à la fois réaliste et caricatural sont excellemment mis en pages. Si l’on excepte le langage parfois trop testostéroné de ce duo féminin, qui n’attend pourtant pas que ces maniaques décérébrés leur content fleurette, ce male gaze poussé dans ses retranchements et sa nature la plus inepte reste souvent très drôle. L’esthétique vintage, le délire hallucinogène et psychédélique, la narration entre gravité et dérision et la qualité de présentation en elle-même font de ce diptyque une véritable gageure. Un road trip bien mené, qui ferait déjà vrombir les moteurs d’un possible troisième opus.


Jef et Steve D., Gun Crazy (tomes 1 et 2), Glénat, Paris, 2021.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits photo : Jef et Steve D., éditions Glénat)