Joseph Rodriguez, taxi on the world
Originaire de New York, de Brooklyn, le photographe Joseph Rodriguez, connu pour ses photographies du Harlem hispanique dans les années 1980, fut chauffeur de taxi de 1977 à 1987. Sillonnant la Grosse Pomme à bord d’une des mythologies new yorkaises — le taxi jaune, le « yellow cab » ou taxi médaillon dont l’apparition date de la fin du XIXe siècle —, il a photographié depuis son habitacle les clients qu’il transportait, des scènes de rue, des drames, des idylles, des quartiers chic ou en ruine, des ghettos, livrant une fabuleuse tranche socio-politique de la ville durant cette décennie, présentée aujourd’hui dans Taxi. Journey Through My Windows 1977–1987.
A l’heure où les taxis jaunes iconiques sont menacés de disparaître, durement éprouvés par la pandémie d’une part, par la concurrence avec Uber, Lyft et autres firmes précarisant les travailleurs d’autre part, Taxi. Journey Through My Windows 1977–1987, accompagné d’une préface de l’écrivain Richard Price, nous replonge dans un New York qui n’existe plus, qui s’est transformé, dont certains invariants culturels, urbains qui forment comme son ADN se sont maintenus.
S’aventurer dans les reportages photographiques de Joseph Rodriguez, c’est voir battre le cœur de Big Apple, capter son rythme, les disparités architecturales, sociales, économiques des quartiers, les inégalités entre les Blancs, les Noirs, les Hispaniques. Rodriguez nous balance les saisissantes mémoires visuelles d’un taxi driver dont l’œil capte l’envers du décor, le brassage des communautés mis aussi les clivages entre elles, les laissés-pour-compte, les stigmates de la ségrégation, des scènes de la vie quotidienne, entre paradis, purgatoire et enfer. La diversité de l’architecture new yorkaise se prolonge dans la large palette de l’architecture mentale de ses habitants.
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Oeil poétique
New York, de la fin des Seventies à la fin des Eighties, c’est la frénésie, la contre-culture, la vitesse, la créativité culturelle associés à la ville verticale. En noir et blanc, ses photographies enregistrent des tranches de vie. Parfois un autoportrait pris sur le Northern Boulevard dans le Queens, le jour où, explique-t-il, ayant une cliente assez régulière, une prostituée qu’il ramenait chez elle, son proxénète s’engouffra dans le taxi et, pointant un couteau sous la gorge de la femme, exigea l’argent. L’œil poétique de Rodriguez immortalise un couple qui s’enlace à Stapleton, State Island, les habitués des clubs BDSM comme le Vault ou le Hellfire club. On le voit attendre une course en face du Mineshaft, club SM dans le Meatpacking District.
Un mannequin portant du Fiorucci et son styliste marchant sur la East 58th Street, un couple de clients mariés depuis quarante-cinq ans qui se laisse photographier, une prostituée noire posant au milieu de hangars désaffectés, un sans-abri dormant dans son sac de couchage au-dessus du tunnel Midtown au croisement de la East 37th Street et de la Deuxième Avenue, des musiciens de jazz, un boxeur s’entraînant dans une rue du Bronx, un travesti sortant d’un club qu’il ramène à son domicile, des immeubles abandonnés saupoudrés de graffitis, notamment de l’artiste italien Luca Pizzorno mort du sida au milieu des années 1990…
Au bord de la faillite
Car New York, entre 1977 et 1987, c’est l’inauguration du World Trade Center en 1973, vingt-huit ans avant que les tours jumelles ne soient détruites dans l’attentat du 11 septembre 2001, c’est une ville souvent au bord de la faillite, aux infrastructures urbaines laissées à l’abandon, c’est l’essor économique des années 1980, les tensions raciales, les agressions d’Afro-américains, les luttes pour les droits civiques, l’héritage de Martin Luther King, de Malcolm X, des Black Panthers. Mais c’est aussi le creuset des avant-gardes artistiques, une ville-lumière où les noctambules se livrent à des nuits folles. New York City fin des années 1970, c’est La Mecque du punk rock avec Patti Smith, Television, Richard Hell, les Ramones, le déferlement du disco avec Nile Rogers, Chic, les pulsations du jazz, du blues, l’énergie folle des New York Dolls, la noirceur métallique du Velvet Underground. Avant que la new wave ne déferle, avec Blondie, les B52. Dans les photographies de Joseph Rodriguez, on entend la scène musicale qui bat derrière le visible, le reggae qui kingstonise NY, la soul music, le funk, Suicide, Lydia Lunch, la montée en puissance des DJ, la naissance du rap à la fin des années 1980, les revendications sociales, la culture engagée.
Son taxi jaune file comme une abeille qui butine des images, qui bat le pavé d’une ville où, sur la Park Avenue, il photographie un sans abri allongé sous la fenêtre d’un luxueux hôtel, accentuant le contraste entre l’homme d’affaires prenant son lunch et le SDF allongé sur le bitume. Le taxi offre un monde en miniature, un lieu de confidences ou un boudoir lorsqu’embarquant un couple direction New Jersey, ce dernier fait l’amour sur le siège arrière dans l’abeille qui file dans une ville électrique, impitoyable, vibrant nuit et jour. Le matin, il recueille les tribus de la nuit qui regagnent leurs pénates quand l’autre New York s’éveille, celui des affaires, de Wall Street, des familles, des écoliers, des commerces. Parfois poreux, ces deux mondes, du jour et de la nuit, sont pourtant fondamentalement disjoints, reposant sur d’autres rythmes, d’autres valeurs, d’autres vibrations. Les années 1977-1987 que capture Joseph Rodriguez sont marquées par la tragédie du sida qui décime des communautés entières, gays, toxicomanes. Ses clichés témoignent des êtres foudroyés par la maladie, des décennies avant que la pandémie Covid-19 n’étrangle le monde. Ils portent témoignage de la vitalité du street art naissant, des créations murales, de l’esthétique des graffitis qui explosent à Soho. Sous le noir et le blanc, se décèle l’hommage rendu à tous les disparus, anonymes ou connus, fauchés par le sida (Rock Hudson, le militant gay William Kraus, la mannequin Gia Marie Carangi, Liberace, l’acteur pornographique John Holmes, Robert Mapplethope, Alvin Ailey, Keith Haring…) ou par la vie.
En 1977, dans le monde sortent entre autres les albums Exodus de Bob Marley, Animals de Pink Floyd, Low et « Heroes » de Bowie, Never Mind The Bollocks des Sex Pistols, Marquee Moon de Television, Blank Generation de Richard Hell & The Voidoids, Suicide de Suicide… En 1987, verront le jour les albums Bad de Michael Jackson, You Can dance de Madonna, Appetite for destruction des Guns’Roses, Sign o’ the times de Prince, The Joshua Tree d’U2, Sister de Sonic Youth, Whitney de Whitney Houston, Floodland de Sisters of Mercy…
Les vibrations, les zones affectives aussi bien que politiques d’une ville en perpétuel devenir nous sont livrées.
Joseph Rogriguez, Taxi. Journey Through My Windows 1977–1987, Essay by Richard Price, Power House Books, New-York, 2020.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Joseph Rodriguez)