"Sean Connery a joué des variations de lui-même"
L’acteur Sean Connery est décédé. Cette phrase est en soi une catastrophe et une réalité imperturbable. Sa filmographie, prolifique et multiple, a mis en valeur sa prestance et son flegme canaille. Fin de mission, fin de route pour celui dont l’image reste malgré tout rivée à celle des premiers James Bond, dont il demeure l’indétrônable figure. Auteur du très beau livre Backdrop Switzerland, scénariste et curateur, fin connaisseur de 007 et de son alter ego écossais, Cornelius Schregle évoque avec nous cette trouble identité.
Roaditude – Sean Connery s’est éteint dans son sommeil, à l’âge de 90 ans. Comment avez-vous intégré la nouvelle ?
Cornelius Schregle – On savait qu’il était malade et qu’il avait des problèmes de santé assez sérieux. A Gstaad, où il possédait un chalet, les gens qui avaient l’habitude de le croiser pensaient encore avoir la chance de le voir, mais il n’a plus jamais quitté sa maison des Bahamas. Deux choses se passent lorsque des acteurs comme lui arrivent au terme de leur vie. D’abord, pour beaucoup d’entre nous, ils représentent un pan de notre enfance une page de notre histoire qui se tourne. C’est définitivement le cas pour Sean Connery, qui était le James Bond de mon enfance. Ensuite, même pour les plus jeunes, il représente une certaine forme de masculinité dépassée, mais qui a encore un écho aujourd’hui. Je le dis sans nostalgie, c’est la masculinité du vintage cool. Une époque où on fume, on boit, mais où on se permet aussi de faire des choses qu’on ne se permettrait plus aujourd’hui, à juste titre. Des comportements envers les femmes qui ne passent plus. Plus jeune, j’étais à l’école internationale avec un ami qui plus tard est devenu acteur et l’a bien connu. Un jour, cet ami s’est arrangé pour que Sean Connery m’écrive un autographe. C’est le plus proche qu’il me soit arrivé de l’approcher.
La couverture de votre livre, Backdrop Switzerland, est une photo du tournage de Goldfinger en 1964, au col de la Furka, théâtre d’une scène mythique de la saga James Bond. C’est un chapitre qui illustre bien ce vintage cool que vous venez de nommer, et s’inscrit dans une Suisse de carte postale…
Il ne faut pas oublier qu’en 1964, James Bond, qui évolue dans un monde anglo-saxon, voyage dans des lieux exotiques. Le col de la Furka, et à travers lui la Suisse, font partie à l’époque des coins exotiques de la planète, aussi bizarre que cela puisse paraitre. C’est un lieu extraordinaire, qui tient une bonne place dans la liste de ceux qu’il faut voir. La Suisse est attachée à une image sublime avec ses montagnes, la neige, les comptes en banque, les institutions et compagnies internationales, l’ONU, les espions. James Bond entre bien dans cette image, à la manière d’une pièce de puzzle. Le personnage de Goldfinger est au centre d’un trafic d’or en Suisse. James Bond arrive à Genève, séjourne à l’hôtel de Bergues. Il suit Goldfinger jusqu’à Coppet. Pour tourner le film, il fallait souligner l’exotisme de la Suisse. Guy Hamilton, le réalisateur, a passé pas mal de temps à chercher le lieu idéal pour cette scène de montagne car il avait déjà l’idée d’une route en serpentin. Cela correspondait à l’esprit carte postale, boite de chocolat.
Fleming connaissait bien la Suisse ?
Il a habité deux ans à Genève et Coppet, a fait un stage à la SDN devenue plus tard l’ONU. Il y a puisé de la matière au livre original. Il a fait deux livres qui se passent en Suisse. Et la mère de James Bond est une Vaudoise, Monique Delacroix. Elle porte le nom d’une ancienne fiancée de Ian Fleming, une relation qui a duré assez longtemps. Ils ont passé ensemble des vacances de Noël dans la maison de campagne des Fleming, en Angleterre. Evelyn Fleming, la mère de Ian, n’a pas du tout apprécié Monique en qui elle voyait une petite sauvageonne, quand elle destinait son fils à la haute aristocratie britannique. Ils avaient fait le projet de se marier mais Evelyn a eu vent du projet de mariage et elle a menacé de couper les ponts et les ressources financières. Il a annulé le mariage et ne l’a plus revue. Quinze ans plus tard, en 1964, Georges Simenon invite Fleming en Suisse pour une interview. Ils se retrouvent à Lausanne et travaillent ensemble quelques jours. Il demande à voir Monique, mais elle refuse : elle l’a attendu très longtemps, le cœur brisé, s’est remariée 10 ans plus tard avec George de Mestral, l’inventeur du Velcro. Fleming repart et décède peu de temps après. Il voulait la voir car You only live twice sortait plus tard avec un hommage à Monique: dans la biographie de Bond qui y figure, il a donné à sa mère le prénom de Monique. Elle l’aimait sans doute toujours.
Lors du tournage, l’équipe loge à Andermatt, et le séjour de Sean Connery ne passe pas inaperçu, d’après plusieurs anecdotes qui circulent…
Le tournage a lieu la première semaine de juillet 1964. Sean Connery en avait déjà un peu marre de James Bond. Il n’aimait pas toute cette attention. Il y avait des tensions sur le tournage car il avait constamment des photographes sur le dos. La production a trouvé un compromis: une journée de photos et puis fini. Sean Connery se montrait un peu hostile envers les journalistes, mais pas avec les curieux. Il habitait à l’hôtel Bergidyll qui a toujours sa « suite » Sean Connery. C’est en réalité une chambre plus ou moins conservée en l’état. Toute l’équipe y était logée, les acteurs, les techniciens, la costumière. Il y avait deux garages pour la Rolls Royce et l’Aston Martin. Harold Sakata, qui jouait le chauffeur de Goldfinger était logé lui au centre du village parce que Gert Fröbe n’est pas venu à la Furka. Ses scènes ont été filmées en studio avec le décor projeté en fond.
Quelle impression ce film et la personnalité de Sean Connery vous ont laissé, à titre personnel ?
Goldfinger est un film culte. Enfant, j’étais tout le temps au cinéma Le Plaza, à Genève. On savait que tous les étés y étaient projetés les vieux James Bond en copie 35 mm, parfois en mauvais état. On allait les voir, comme on allait voir les westerns spaghetti ou Lawrence d’Arabie. Mais on y allait pour voir ces films à l’écran. Dans mon enfance, il y a le monde des adultes et puis il y a le monde exotique de James Bond. Cette quintessence de l’exotisme où tout est possible. Je suis né en 1964 mais ces films faisaient encore partie de mon époque. Aujourd’hui, pour un jeune, c’est l’équivalent de nos films d’avant-guerre. J’ai été très marqué aussi par The Man who would be King de John Huston, dans lequel Sean Connery joue avec Michael Caine. Un rôle intéressant, un personnage peu aimable, qui est toujours à la limite. C’est une facette intéressante, comme celle qu’il a montré dans Zardoz, ce film improbable de John Boorman.
Sean Connery est indétachable de son image de James Bond. C’est une identification dont il a tenté de se distancer en permanence. Y est-il arrivé ?
Je pense qu’à la fin de sa vie, il a accepté cette identification à James Bond. Il a toujours refusé d’en parler en interview. C’était une condition sine qua non, consignée par écrit. Sur ses dernières années, il a opéré un énorme lâcher prise, peut-être parce qu’il s’est dit que de fil en aiguille, c’est James Bond qui lui avait ouvert toutes ces portes. C’est ce qui lui a permis d’exister en tant qu’acteur.
Il y a pourtant eu Marnie de Hitchcock, The Hill de Sidney Lumet, La Rose et la flèche de Richard Lester (ou il fait un irrésistible Robin des Bois vieillissant), Outland, Le Nom de la Rose… Et son nième retour dans les années 90… De quoi faire oublier James Bond… Ou pas ?
Dans le cinéma anglais, il y a les acteurs shakespeariens, comme Laurence Olivier ou Richard Burton. Je pense que Sean Connery a souffert du manque de cette image, du manque de cette reconnaissance. Si vous ne l’avez pas, vous n’êtes pas considéré. Bond lui donnait une image un peu cheap dans les années 60 à 80. Le personnage n’avait pas le statut qu’il a aujourd’hui. On regardait ça de haut. Lui avait besoin d’être reconnu à part entière en tant qu’acteur. Dans The Hill, de Lumet, sa performance est d’une prestance très différente. Il a notamment accepté Zardoz pour rompre définitivement avec cette image d’homme soigné, impeccable, pour aller vers autre chose. Il a eu beau travailler avec de grands réalisateurs et auteurs, il n’a jamais été jusqu’au bout de ce qu’il voulait. Son retour a été vraiment initié en 1989, avec Indiana Jones et la Dernière Croisade, quand il joue le père d’Indiana. Le scénario imaginait pour son personnage une sorte de père de James Bond - le rêve jamais exaucé de Georges Lucas, était de réaliser un Bond avec Steven Spielberg. Connery s’est un peu auto-parodié dans ce film. Il a adoré ce rôle.
C’est vrai que le film regorge de clins d’œil : QG secret perché dans un château des Alpes, courses poursuites, coup du parapluie un peu cheap qui fait écho aux gadgets de James Bond…
Le scénario lui avait été envoyé pour approbation et il a dû leur donner carte blanche dans ce côté parodique. Globalement, Connery n’a pas fait tant de films d’action que cela, dans sa carrière. Là, cette superproduction avec beaucoup de moyens, d’effets spéciaux, d’hommages, a été une forme de consécration.
Et puis, il y a ce côté charmeur qu’il fait indéfectiblement transpirer de ses personnages, jusque dans ses derniers rôles !
Il avait ses petits tics, comme lever son sourcil quand il est interrogateur, même dans Le Nom de la Rose. C’était la marque de fabrique de son James Bond. Il a utilisé ça partout. Finalement, Sean Connery a joué des variations de lui-même. Parce que les gens voulaient ça de lui. Même s’il n’avait pas une formation académique, il avait un talent inné qu’il a développé à merveille. Notez que sa carrière n’était pas forcément sa priorité. Il attendait les rôles, il ne voulait pas spécialement travailler tout le temps. Il défendait et finançait la cause de l’indépendance écossaise – à tel point qu’on peut soupçonner que la loi anglaise qui a interdit les financements politiques étrangers en Écosse lui était destinée tout spécialement. Il portait le kilt dès qu’il pouvait et il ne s’est jamais départi de son accent écossait, même dans À la Poursuite d’Octobre Rouge. A ce stade, tout le monde s’attendait à l’entendre et était décidé à passer l’éponge sur cet accent qui n’appartenait qu’à lui.
Cornelius Schregle, Backdrop Switzerland, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2016.
(Interview : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : Michael Ochs Archives, L’Âge d’Homme)