Le road trip picaresque de Salman Rushdie
C’est avec une maestria vertigineuse que Salman Rushdie réactive le Don Quichotte de Cervantès au travers d’un road trip picaresque. Choisissant le procédé de la mise en abyme, Salman Rushie campe un écrivain, Sam DuChamp, qui, auteur de romans d’espionnage, crée le personnage de Quichotte, une sorte d’alter ego.
Don Quichotte était obsédé jusqu’à la folie par les romans de chevalerie. Représentant de commerce parcourant les routes des Etats-Unis, Quichotte est avalé par le monde imaginaire de la télévision, fasciné par une reine du petit écran, comme lui d’origine indienne. C’est aux déambulations de Quichotte à bord d’une Chevrolet que nous assistons, Quichotte étant une créature née de l’imagination de Sam DuChamp, lui-même produit par Salman Rushdie. Comme dans l’original de Cervantès, le Quichotte de Rushdie est flanqué de son Sancho, ici, un fils imaginaire, et de sa Dulcinée, ici Miss Salma R. (clin d’œil évident). Afin de gagner la main de Salma R., la présentatrice de télévision dont il est éperdument amoureux, il sillonne les routes, partant d’Atlanta pour rejoindre New York, personnage de papier plus réel que son concepteur, observant un pays au bord de l’apocalypse.
Société implosée
Prémonitoire, le roman décrit une société implosée, ravagée par un effondrement tout à la fois économique, politique, spirituel et moral. Le chaos planétaire induit par la pandémie du covid-19 est partout agissant en ces pages qui évoquent le racisme, l’ère du virtuel, le brouillage des frontières entre réalité et fiction, le cyber-espionnage, la violence d’une époque clairement sur la pente de l’apocalypse.
Au travers des aventures de Don Quichotte, le « chevalier à la triste figure », l’hidalgo idéaliste, Cervantès délivre une satire des mœurs, une critique politique de son temps, des valeurs du Moyen-Âge finissant. Quatre siècles plus tard, au travers d’un road trip mâtiné d’un conte fantastique, Salman Rushdie radiographie et parodie une époque déréglée dont il ausculte les lignes de faille, l’extension de la bêtise. Les romans de chevalerie rendaient Don Quichotte fou. Ici, ce sont les séries, les programmes télévisés ineptes dont se gave Quichotte qui ont altéré sa lucidité. Happé par les créatures dansant sur le petit écran, cet accro au tube cathodique est la proie de troubles psychologiques définis par l’érosion de la frontière entre la réalité et l’imaginaire.
Le cheval de Don Quichotte, la vielle Rossinante qu’il chevauche pour traverser l’Espagne afin de protéger les faibles, les opprimés (Sancho Panza montant un âne) est devenu une Chevrolet. Au volant de sa vieille Chevy Cruze d’un gris métallique, accompagné de son fils mi-réel, mi-irréel, il s’élance à la conquête de Miss Salma R., partant d’Atlanta. Traversant la réserve de la Ute Mountain, empruntant la route 491, il se dirige vers les rives du Lake Capote, à la poursuite de son Graal amoureux, au fil d’un voyage pariant pour un système de pensée ouvrant « la possibilité de l’impossible », à savoir l’amour.
« — Toute quête, répondit Quichotte, se déroule à la fois dans la sphère du réel, ce que les cartes nous enseignent, et dans la sphère du symbolique dans laquelle les seules cartes sont celles que nous avons, invisibles, dans l’esprit. Cependant, le réel est aussi un chemin vers le graal. Nous poursuivons certes un but céleste mais nous n’en devons pas moins emprunter les autoroutes ». Le monde dans lequel les personnages de Rushdie évoluent « a cessé de fonctionner normalement », se couvre des couleurs de la fin du monde. La Chevrolet continue sa route, parvient à Tusla, bifurque vers la ville de Beautiful dans le Kansas, emprunte la US 169. « Après Cleveland : Bunyan, Pennsylvannie (108 260 habitants), puis Pittsburgh (302 625 habitants) et ensuite Philadelphie (1568 000 habitants) ».
Voile de l’illusion
Traversant les Etats, atteignant Chaucer dans le New Jersey, ils sont tendus par le but du voyage, New York. Rouler, c’est lever le voile de Maya, le voile de l’illusion, profère le champion du brouillage des limites entre réel et irréel. Dans le New Jersey, Quichotte et Sancho découvrent qu’une pandémie sévit, non le covid-19, mais la mastodontite, laquelle transforme certaines personnes en mastodontes féroces. La peur gagne l’Etat. Comment « éviter que l’ensemble des Etats-Unis ne devienne une terre de mastodontes ? ».
Le road trip a pour lame de fond le scénario d’une fin du monde, d’une civilisation qui s’achemine vers sa ruine, l’univers se désagrégeant sur les bords. La guerre de Troie qui frappera le XXIème siècle ne se contentera pas de réduire Troie en cendres : c’est la planète Terre qui va retourner au néant. Dans cette fiction époustouflante, entre conte des Mille et une nuits et road trip picaresque avec une touche SF, Salman Rushdie délivre un roman-monde. La version Don Quichotte du XXIème siècle.
Salman Rushdie, Quichotte, trad. par Gérard Meudal, Actes Sud, Arles, 2020.
(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Actes Sud)