Confinement : la "roadex" d’Anthony Dehez
Anthony Dehez est un photographe belge, diplômé de École supérieure des arts de Saint-Luc Liège. Son travail de reportage, humaniste, s’intéresse à la vie des hommes et des femmes, dans leur environnement. Durant la pandémie et le confinement, il a réalisé un essai sur les routes de l’Ardenne belge. Rencontre.
Roaditude – Anthony Dehez, quel photographe êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Anthony Dehez – Enchanté… Je suis photographe d’influence documentaire basé en Ardenne belge, à mi-chemin entre Bruxelles et Luxembourg. Au quotidien, je travaille pour plusieurs médias et clients en Belgique et au Luxembourg, pour des portraits et reportages très variés. Mais ce qui, à mon sens, est le plus intéressant, c'est quand je peux partir d'un sujet a priori banal et le « renverser » en prenant un point de vue et un regard d’auteur, en plus des aspects esthétiques. Ne surtout jamais me contenter d'une image d'illustration comme celle que l'on trouve dans les encyclopédies. Il faut absolument prendre de la distance par rapport aux événements et aux sujets et choisir, autant que possible, un point de vue.
Quelles sont vos influences en matière de photographie ?
Pour citer quelques noms qui pourraient être en rapport avec le travail présenté : Stephen Shore qui, dans les années 1970, a photographié en couleurs les USA, souvent sous forme de road trip, avec une immense justesse dans ses compositions; Christian Lutz, un Suisse, pour son regard critique sur la société aux travers de ses reportages, avec un faible pour pour son essai Protokoll ; Martin Kollar et son projet Nothing Special; Lars Tunbjörk pour ses coups de flash « coup de point », regard critique et sociologique avec une mise en forme mêlant esthétique et absurde ; et pour finir, peut-être le plus proche de la série présentée, Carl de Keyzer qui, avec Moment Before the flood et Higher ground propose un docu-fiction sur les modifications de civilisation post-dérèglement climatique. Là où il a été très fort, c'est qu'il photographie des paysages et des structures photographiés des milliers de fois, mais cadrés comme des Bruegel, et avec des éléments qui font toute la différence. C'est de la science-fiction, mais sans 3d, sans effet spécial, sans costume.
Durant le confinement, vous avez réalisé un reportage photographique dans les Ardennes. Quelle était l’inspiration de ce projet ?
L'Ardenne belge, c'est le poumon vert de la Belgique, une forêt d'environ 100 kilomètres de long. C’est aussi les petits reliefs du pays. Depuis de nombreuse années, la région vit économiquement du tourisme – principalement des néerlandophones habitant le Nord de la Belgique, mais aussi des Pays-Bas, qui viennent par milliers, chaque week-end et jours de congés.
Et là, du jour au lendemain, avec le confinement, tout s'est arrêté. Les déplacements non-essentiels étaient interdits sous peine d'amende, et les frontières fermées. Ce qui, en quelques jours, a donné à la région et à ses attractions un coté fantomatique, une image d'abandon, de « un jour, il y a eu quelque chose ici ». Ca ne faisait pourtant que quelques jours, mais on avait déjà presque l'impression de faire de l'urbex (NDLR : urban exploration).
J'ai proposé au journal d'actualité économique et financière L’Echo, avec lequel je collabore depuis plusieurs années, l’idée de faire un road trip entre les points-chauds du tourisme ardennais. Alors, pendant deux jours, j'ai pas mal roulé sur des petites nationales que je connais très bien, du fait que je les emprunte très souvent. Ce qui est très difficile, c'est d'arriver par là où l'on passe tous les jours, et de venir avec un regard neuf. Un peu comme un voyageur qui arrive d'un pays lointain. Un œil, plus attentif, plus contemplatif. Il n'y a rien de rare, ou de spectaculaire, ou encore moins d'instant décisif, dans ces images – ce sont des moments suspendus dans une période pleine d’inconnues.
Votre reportage est itinérant, vous avez pris la route pour le réaliser ; la route est d’ailleurs un motif récurent de votre série d’images. Durant la pandémie, beaucoup d’images de routes vides ont circulé, comme si elles offraient quelque chose de plus fort encore, de plus dramatique. Le motif de la route vide, comment le lisez-vous ?
Le motif de la route vide est une image bien connue et souvent porté à l'écran par le cinéma. C'est très visuel, une route, des lignes, des perspectives, très différentes selon la hauteur du point de vue. On peut dire que la route est un très bon sujet à mettre en image.
Par ailleurs, hormis l'aspect esthétique évoqué plus haut, la route est une chose utilitaire, pratique et pragmatique, elle nous sert à nous rendre d'un point à un autre. Le fait qu'elle soit vide est pour la plupart des routes une situation anormale et, dès qu'une situation est anormale, elle gagne en photogénie. On a vu également des milliers de photographies de ville vide, nous offrant un regard inconnu jusqu’ici.
Le fait de montrer des éléments « humains » dans le paysage naturel a aussi une grande importance. Un panneau annonce un fast-food drive in, une clôture, des messages de réouverture à venir, une aire de pique-nique vide, et, plus loin, dans la suggestion d'une hypothétique future attraction sous vidéo-surveillance, une maison barricadée derrière de hauts murs.
Dans une crise comme celle que nous avons traversée – une crise profonde qui touche tout le monde – quel est le sens d’un tel projet ? Que peut apporter le travail du photographe à la communauté ?
Pendant le confinement, l'apport premier est informatif. Les gens étant bloqués chez eux, ils ont énormément consommé d'images et de médias. Sur le moment, c'est aussi montrer autre chose que des patients intubés ou des rangées de cercueils. Il y a eu aussi beaucoup de critiques par rapport à ces images diffusées en boucle.
En Belgique, pendant plus d'un mois, les journaux TV se sont concentrés uniquement sur la Covid-19 avec le décompte du nombre de victimes, chaque jours. Je ne veux pas dire que cela n'est pas important, loin de là, mais se focaliser sur un point très précis, c'est occulter tout le reste, et encore plus, avec le recul, le confinement et la Covid-19 sont un bon terrain d'étude pour les philosophes et les sociologues.
Comment vous portez-vous aujourd’hui, quel est le moral de la profession ?
D'un point de vue santé, ça va, merci. On va dire que la pratique du jardinage intensif maintient en forme.
En revanche, pour le moral de la profession, en lisant, entre autres, les post de plusieurs confère(soeur)s, on sent tout de suite que ça ne va pas bien se passer. Les groupes de presse ont eu des audiences jamais atteintes et, en parallèle, plus aucune rentré publicitaire. Certains médias ont déjà mis en pause les collaborations en économisant sur le contenu. Je pense que les médias « hors norme », ceux qui n'ont pas misés uniquement sur le publicitaire, vont mieux s'en sortir. En attendant, cela va être très dur d'ici quelques mois pour beaucoup monde – et pas que dans la photographie.
Pouvez-vous nous dire un mot de votre prochain projet ?
J'ai plusieurs projets à long terme sur lesquels je travaille depuis plusieurs années, mais la plupart du temps, je travaille dans l’urgence. En fait, l'inconfort de l'urgence me permet de faire plus, plus vite, plus loin. Quand il y a le temps, je doute, je procrastine. Donc, toute personne ou média qui à une idée à développer peut m’appeler…
Pour en savoir plus sur Anthony Dehez, visitez son site Internet.
(Interview: Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo : Anthony Dehez)