Les "plus" de la BD de route (hors-série pandémie #4)
De Bécassine à Thierry Dubois, de Jijé à Tronchet, en passant par Hugo Pratt, Baru et Cosey : la bande dessinée aussi cède à la tentation de prendre la route pour décor, pour motif, voire pour personnage. Après le cinéma, la littérature et les séries TV, voici notre sélection de BD (créées en français) pour goudronautes confinés.
La plus ancienne: Caumery et Émile-Joseph Porphyre Pinchon, L’automobile de Bécassine, 1927
En 1927, Bécassine découvre l’automobile (une Excelsior de 1911) grâce à une vieille connaissance, prend le volant – et passe même le permis ! Pas mal pour l’époque, pour un personnage qui n’a pas de bouche (!?) et a souvent une réputation de simple d’esprit. En fait de simplicité, cette nouvelle aventure marque une étape de plus dans l’émancipation du caractère créé au tout début du siècle par la scénariste Jacqueline Rivière et le dessinateur Émile-Joseph-Porphyre Pinchon, véritable star de l’époque, qui aura inspiré les plus grands, dont Hergé.
La plus trépidante: Jean-Michel Charlier et Jijé, Valhardi contre le gang du Diamant, 1958
Alors qu'ils sont dans les Alpes, l’enquêteur Valhardi et son jeune acolyte Gégène voient leurs vacances interrompues par l'arrivée d'un homme blessé d'une balle dans le dos, qui a juste le temps de dire « diamant » avant de s'évanouir. En descendant vers le village pour alerter les secours, nos deux héros se font tirer dessus… Jijé, grand maître de la « ligne sombre », de retour des Etats-Unis, reprend les rênes du héros qu’il avait créé au début des années 1940, et nous livre une aventure où la route est le théâtre de courses-poursuites infernales, et un festival de voitures qui, aujourd’hui, se vendent aux enchères.
La plus sympa: Jean Graton, Michel Vaillant: route de nuit, 1962
Michel Vaillant est appelé à la rescousse par son oncle Benjamin, propriétaire d'une entreprise de transports routiers, qui subit une concurrence pas très loyale de Nord-Méditérrannée, une autre entreprise de transport. Michel et Steve Warson décident d'aider l'oncle Ben à y voir plus clair… Inspiré du film Gas-Oil de Gilles Grangier (ou pas ?), l’un des albums les plus réussis de la série, où l’on retrouve Michel Vaillant hors-circuit (une fois n’est pas coutume), entouré de personnages attachant au cœur de la grande famille des routiers, qui en vient même à chanter du Gilbert Bécaud avec Steve Warson – c’est dire si cette histoire est singulière.
La plus exotique: Maurice Tillieux, Gil Jourdan: le Chinois à deux roues, 1967
Dixième et dernier « grand » album de la série pour les connaisseurs, dans lequel on retrouve le trio composé de Gil Jourdan, Libellule et Crouton, en Chine, pour enquêter sur un trafic de scooters dont est victime Liu Chang Lien (surnommé "le Chinois à deux roues"), un grossiste local. L’histoire a la particularité de se dérouler du début à la fin dans des conditions météorologiques épouvantables, ce qui fatalement influence son esthétique et crée une ambiance particulière – Maurice Tillieux a d’ailleurs reconnu s'être inspiré du roman (et du film) Le Salaire de la peur écrit par Georges Arnaud en 1950. Surtout, la route est son décor central, et le récit utilise abondamment le jeu d’errance et de péripéties propre aux road-movies.
La plus culinaire: René Goscinny et Albert Uderzo, Astérix: le tour de Gaule, 1965
Lassé par la résistance des plus célèbres Gaulois, l’inspecteur général Lucius Fleurdelotus fait construire autour du Village une palissade, et décrète l’embargo. Pour Astérix, c’en est trop ! Il lance aux Romains un défi : il fera le tour de la Gaule, et ramènera de chaque région, en guise de preuve, une spécialité culinaire… Dans le registre de la bande dessinée (très) grand public, nous aurions pu parler ici de Lucky Luke : la Caravane, paru en 1964. Nous lui avons préféré Astérix : le Tour de Gaule, pour rendre hommage à Uderzo (décédé le 20 mars dernier), et parce que nous sommes des inconditionnels des anachronismes qu’on y trouve, qui sont autant de clins d’œil à notre époque (notamment, toutes les spécialités culinaires dont l’album nous offre une orgie).
La plus onirique: Hugo Pratt, Corto Maltese: la maison dorée de Samarkand, 1980
Corto Maltese sur l'antique Route de la soie, au début des années 1920, de Rhodes à l’Afghanistan, en passant par la Turquie et la Perse, en quête d’indices pour retrouver le trésor d’Alexandre le Grand. Mais il n’est pas le seul… En route vers le Turkménistan, il décide de libérer Raspoutine, prisonnier dans la terrible Maison dorée de Samarkand. Ensemble, ils échappent aux pelotons d’exécution russe et turc, et prennent soin d’une orpheline arménienne… En fait de routes, entre drogues et souvenirs, ce sont surtout les voies du rêve qu’emprunte Corto Maltese dans cette aventure qui marque une évolution dans l’œuvre du grand Hugo Pratt.
La plus triangulaire: Cosey, Le Voyage en Italie, 1988
L’Italie est terre de road trips… Le magnifique Come prima d’Alfred, paru en 2013, est venu nous en convaincre. S’il le fallait, car en 1988, Cosey nous avait gratifié de son Voyage en Italie, un vrai coup de cœur, dans lequel différentes cultures se conjuguent comme souvent chez lui, sans parler du scenario qui ne vous lâche pas, et du graphisme, qui décide de vos prochaines vacances. Le pitch : vétéran du Viêt-nam, Arthur Druey ne voit plus d'issue à la déprime qui est devenue son lot quotidien. Sur un coup de tête, il décide d'accompagner son copain Ian Fraschetti en Italie. L'Italie où réside Shirley, leur premier amour commun. Mais la jeune femme a bien changé, et leur réserve quelques surprises...
La plus naturaliste: Baru, L’Autoroute du Soleil, 1995
La route est un décor récurrent de l’œuvre graphique de Baru. Déjà centrale dans Cours camarade !, en 1988, elle est au cœur de L’Autoroute du Soleil, qui sort en 1995, et qui permettra à l’auteur de remporter le prestigieux Alph-Art du meilleur album français au festival d'Angoulême, en 1996. Baru nous raconte la fuite de Karim, un français d'origine maghrébine, et d’Alexandre, fils d'immigrés italien, depuis leur ville déshéritée de la Lorraine industrielle vers le sud de la France, après que Kamel a couché avec la femme de Raoul Faurissier, cadre local d'un parti d'extrême-droite qui les poursuit avec sa bande… Plus de 400 pages d’action servie par un graphisme unique, qui brosse un portrait intense de la France des années 1980. Un chef d’œuvre.
La plus surhumaine: Thierry Culliford et Pascal Garray, Benoît Brisefer: la Route du Sud, 1997
Monsieur Dussiflard et son ami participent au grand rallye automobile La Route du Sud. Benoît Brisefer les assiste. Deux concurrents perturbent la course et ne sont en fait intéressés que par la perspective de cambrioler le casino de Monte San None où se termine la course… On est loin de la représentation précise que l’on trouve dans les albums de Michel Vaillant, mais l’ambiance de la course automobile est bien rendue, et on se laisse prendre par le rythme soutenu de l’action. La composition de la couverture, qui s’inscrit dans une tradition (notamment, la couverture de Le Retour de Valhardi, réalisée par Jijé en 1965), dit à elle seule combien la route peut être un ressort dramatique.
La plus gominée: Frank Margerin, Lucien: week-end motard, 2000
Lucien et ses potes décident de se lancer dans le trip "Motard" et de se rendre au rassemblement des 24h du Mans Moto. Gillou, Ricky seront les pilotes, Lucien et Riton les passagers, Nanard servant de voiture ballet avec sa deuch'. Bien vite les ennuis vont commencer. Entre averses, pannes, fausses routes et ambiance glauque, nos amis vont devoir faire leurs preuves... Une histoire qui permet à Margerin, lui-même passionné de bécanes (sans blague), de caricaturer l’univers de la moto, avec ses mythes et ses manies. Une caricature qu’il poursuit aujourd’hui à travers sa série Je veux une Harley, dont il a publié trois volumes depuis 2013.
La plus bestiale: Diaz Canales et Guarnido, Blacksad: Amarillo, 2013
Cette cinquième aventure de la série Blacksad nous emmène à la Nouvelle-Orléans. Weekly quitte la ville alors que John Blacksad y reste pour chercher du travail. Or, quelle aubaine, en sortant de l'aéroport, il ramasse les clés d'un riche Texan qui, pour le remercier, lui propose une mission ! John doit lui ramener sa voiture chez lui, et pour la peine sera très bien payé… S’en suit un road trip forcément rocambolesque, dans lequel on retrouve tout ce qui fait la force de la série : un humour tranchant et de sombres histoires de meurtre à élucider, avec leur lot de fausses pistes et embrouilles en tous genres.
La plus vintage: Eric Cartier, Route 78, 2015
1978. Deux amoureux s'envolent pour New York sans un dollar en poche. Leur rêve : traverser le pays en stop pour rejoindre les hippies de San Francisco. Initialement prévu en quatre jours, le voyage va durer deux mois riches d'épreuves et de rencontres – drogués, musiciens, vétérans, amérindiens des réserves… Inspiré de l’expérience de son auteur, Route 78 offre un récit de vie intimiste et chaotique, qui questionne la notion de voyage, la quête de sens, les idéaux que l'on peut avoir à vingt ans, l'amour et le couple. Il n’est pas possible de parler de route sans évoquer Kerouac et les beatniks. Dont acte avec cette bande dessinée qui se lit d’une traite.
La plus littéraire: Grégory Charlet et Arnaud Floc’h, Le Carrefour, 2016
En pleine crise de mai 1968, Elias Baumer, enquêteur assureur, se rend dans un village tristement connu pour le nombre d’accidents mortels provoqués par le sinistre carrefour de l’Étoile rouge. Sa fille Marianne l’y rejoint… Lors de la sortie de cette album magnifiquement dessiné, en 2016, nous avions interviewé son scénariste, Arnaud Floc’h, qui nous avait expliqué son intérêt pour le thème de la route : « Je suis fasciné par la route en tant que thème littéraire, historique. La route, c’est l’espoir, l’inconnu, la ligne à suivre. C’est toute la littérature Américaine, de Jim Harrison à John Steinbeck, De Cormac Mac Carthy à Russel Banks, de Woody Guthrie et Kerouac évidemment aux obsessionnelles pistes de Jeffrey Lent. La route, c’est le militantisme, c’est le choix de l’Humain à définir sa voie sans en dévier. Et la route, c’est aussi les voitures, bien sûr. Et dans les voitures, tout se dit, en cercle fermé de quatre ou cinq personnes, en solitaire aussi. »
La plus anticipative: Mathieu Masmondet et Zhang Xiaoyu, L’autoroute sauvage, 2017
Le monde d'aujourd'hui n'est plus. Au milieu des décombres de notre époque, les hommes évoluent dans un environnement sauvage et menaçant, où la survie a pris le pas sur l'humanité. Certains se regroupent, d'autres choisissent la solitude. C'est le cas de Mo, imposant et taciturne, qui parcourt l'autoroute au rythme des saisons. Hélène, elle, a quitté sa communauté pour retrouver sa sœur enlevée par une bande de pillards. Lorsque Mo sauve la vie d'Hélène, tous deux poursuivent ensemble leur route, unissant leur destinées… Une œuvre qui ravira les amateurs de science-fiction, même s’ils risquent de préférer le roman de la très talentueuse Julia Verlanger, dont elle est inspirée de façon plus ou moins heureuse.
La plus nostalgique: Thierry Dubois, Chroniques de la Nationale 7, 2017
Dans la veine Spirou, une série de courtes histoires qui révèlent toutes, non sans humour et soin du détail, une facette de la « Route Bleue », la fameuse « Route des vacances » chantée par Charles Trenet. L’occasion de saluer le travail accompli par son auteur, Thierry Dubois, qui est assurément LE grand connaisseur de ce tronçon, et qui ne ménage pas ses efforts pour le valoriser. Et aussi le travail des éditions Paquet, dont tous les albums de la collection « Calandre » pourraient prétendre à figurer dans notre sélection (nous avions d’ailleurs interviewé sur notre blog Dominique Monféry, auteur de l’excellent Evil road, paru en 2016).
La plus périlleuse: Jean-Christophe Chauzy et Pierre Pelot, L’Eté en pente douce, 2017
Fane vit dans une cité péri-urbaine défavorisée, et travaille comme manutentionnaire dans un supermarché. À la suite de la mort de sa mère, il décide de s'installer dans la maison familiale, dans un village du sud-ouest de la France, et d'y écrire des romans policiers. Il part accompagné de Lilas, qui était la concubine de l'un de ses voisins et amis. Il prend aussi dans sa nouvelle demeure son frère handicapé mental, Mo, qui refuse de retourner en hôpital psychiatrique. La vie de la maisonnée s'avère rapidement compliquée… Pas facile de reprendre cette œuvre après le succès du livre écrit par Pierre Pelot, et surtout celui du film réalisé en 1987 par Gérard Krawczyk. Défi parfaitement relevé, avec un dessin très frais, et des touches d’audace bienvenues (lire notre interview de l’époque). Lilas en brune, il fallait oser.
La plus improbable: Didier Tronchet, Sortie de route, 2017
Régis et Valérie sont sur la route des vacances, et voilà qu’après avoir bu une grenadine, Valérie redevient, comme par magie, la petite fille qu’elle était à dix ans ! Décontenancé, Régis doit à présent s’occuper de sa femme comme s’il s’agissait de sa fille… Une situation improbable lui fait redécouvrir la véritable personnalité de Valérie, formant dans le même temps le miroir de sa propre enfance et de ses rêves inassouvis. Avec le talent et la sensibilité qu’on lui connait, Didier Tronchet signe une road-BD tendre et fragile. La fable d’un homme qui va vivre un saut de conscience lorsque sa vie bien rangée se retrouve bousculée par un événement inattendu.
La plus récente: Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, Traverser l’autoroute, 2020
Chroniquée dans notre blog il y a quelques jours, cette bande dessinée nous donne l’occasion de faire un clin d’œil au Québec, dont la production illustrée est riche et de très bonne facture. Une maison avec un garage, une tondeuse, des outils dont on ne se sert pas, une piscine utilisée une demi-fois par année, un fils de 16 ans avec qui les rapports sont difficiles, un couple qui s’enlise dans la routine. Qu’est-ce qui rend notre vie supportable ? Il y a l’autoroute et, un dimanche maussade, ce gâteau qu’il faut aller chercher… Une réflexion sur la vie et le destin, servie par un graphisme séduisant.
(Texte : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédit photo : éditions Dupuis pour l’image de tête tirée de la couverture de Le Retour de Valhardi, et autres éditeurs)