"Traverser l’autoroute", ou comment trouver la sortie du train-train

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Quand la vie devient une autoroute aussi aplatie que ses rêves d’adolescence, il suffit d’un regard, d’un coup d’œil vers la bordure pour que tout change. Avec Traverser l’Autoroute, les Québecquoises Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau sortent la banlieue de son ennui et lèchent nos plaies d’un seul coup de folie.

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André vit avec sa femme Danielle et leur fils de 16 ans (« un con » dit le père de celui qui le lui rend bien) sur la rive sud de Montréal. Longueuil, la banlieue, presqu’île comme laissée au bord du monde, reliée à celui-ci par l’autoroute. Danielle et André se sont rencontré à un concert de Cure, alors que les rêves et les desseins adolescents n’avaient pas encore échoué sur la pelouse qu’il bichonne chaque semaine, ou ne s’étaient pas encore noyés dans leur piscine visitée une fois l’an. « Le reste du temps, ma vie est comme celle du monde…. Plate… » songe-t-il au volant de sa voiture qui le ramène au bercail. Comme la plupart, une bonne partie de la vie d’André se passe au volant, dans l’auto, où désormais les Prayers for Rain de Robert Smith et ses Cure ont laissé place aux Pleurs dans la pluie de Mario Pelchat (l’équivalent d’une pension à vie dans les sept cercles de l’Enfer.) « C’est pas moi qui écoute ça, c’est ta mère » dit le père en ouvrant la portière de l’auto à son fils, alors que la pleurnicheuse mélodie surgit de l’habitacle dans lequel elle était confinée. Entre père et fiston, le fossé des générations est creusé. Le père méprise son fils pour n’avoir aucun rêve, le fils méprise son père de n’en avoir plus aucun ou de ressasser ses veilles lubies. Et il déprime car sa blonde vient de le quitter, parce que sa vie à lui aussi, est trop plate. Tout deux sont en crises… en criss’.

Une vie en chantier

Entre le passé objet de nostalgie et le présent et ses renoncements, entre le monde et ce qui reste du soi que l’on se projette à l’orée de ses 20 ans, il y a l’autoroute : lieu de réflexivité mobile, seul axe de communication fluide, et obligatoire, pour passer de la maison au boulot, du boulot au dodo, de la pelouse à tondre au gâteau du dimanche – celui qu’on doit aller chercher en dernière minute parce qu’on a de la visite. En voiture ou en bus, les ados désespèrent de combler le vide de leur solitude, le nez rivé sur le smartphone, à guetter les likes un peu partout. Et les bordures de ces autoroutes plates comme la vie sont jonchées des oublis, des encombrants du passé ou du présent : rêves en jachères, détritus reliquats d’une société de consommation qui a tout bouffé, mobilier de chantier (celui d’une vie ?) en sursis, chiens abandonnés sur les routes des vacances.  Et c’est pourtant là qu’André va appuyer sur le frein, arrêter le temps, et trouver la voie sécante pour couper court à la routine de cette chienne de vie.

Alors par un moche dimanche, l’autoroute, cette voie des pendulaires zombies, devient le lieu où se délient les inconforts. Où le père et son fils, à l’abri dans la voiture ronronnante, partis chercher un gâteau, auraient dû trouver le moment propice pour se parler. Pour tromper le silence, le récit s’attarde sur les bords de voie, tout ce qui distrait les cœurs trop lourds ou maladroits : les accidents, les animaux morts fauchés par l’imprudence, des canards impavides dans leur étang, qui regardent passer les autos, un essuie glace qui balaie les restes écrabouillés d’un insecte sur le pare brise. Et cet axe qui semble rattacher en permanence la vie à la nostalgie de ce qui n’aura jamais pu advenir, dévoile soudain, par la grâce d’une rencontre fortuite, la possibilité d’une aventure, d’un changement de cap, le surgissement d’un acte de bravoure incontrôlé, inconsidéré, qui vient refermer une ancienne plaie béante, tout en risquant d’en ouvrir de nouvelles.

Une immense empathie

Le récit signé Sophie Bienvenu, autrice québécoise née en Belgique, passée du roman à la BD, est implacable, les dialogues ciselés, vivants, d’une incroyable justesse, troussés d’expressions de la Belle province, qui soulignent puis referment le fossé artificiel entre OK boomers et millenials, entre le père et le fils. Qui se méprisent mutuellement, mais partagent la même déprime. Texte et dessins se réverbèrent admirablement, expriment les sentiments en renvoyant des fulgurances de drôlerie, de tragédie et, au bout du compte, une immense empathie. Et dans ces mots et dans ces images qui dégoulinent de tendresse, la vie et ses quatre bandes de circulations font miraculeusement le reste. Emmènent les passagers, plus vite que prévu, là où ce n’était pas prévu… Jusqu’à ce que les personnages pilent sur les freins, s’arrêtent, et dans un acte de folie retrouvée, traversent l’autoroute, bravant les dangers, sautent par-dessus la rambarde, et reprennent, en contrebas, la route qu’ils se sont enfin choisie.


Julie Rocheleau , Sophie Bienvenu, Traverser l’autoroute, La Pastèque, Montréal, 2020

(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : La Pastèque)