12 livres à emporter (hors-série pandémie #2)

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Confinement et quarantaine obligent… Vous connaissez la suite.  Alors voici récits, romans, chroniques et poésies… 12 livres pour s’évader en langue française. Des voyages, périples, sauts de puce, grandes traversées ou itinéraires quotidiens, avec la route comme point d’appui, pour servir de bâton de pèlerin, de porte de sortie ou d’aire de repos.

Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1928
« Quand tu aimes il faut partir. Quitte ta femme quitte ton enfant. Quitte ton ami quitte ton amie. Quitte ton amante quitte ton amant. Quand tu aimes il faut partir. » Le troisième poème de ce recueil écrit entre 1924 et 1928 démarre dans une injonction programmatique qui a lancé bien des vocations. Né à La Chaux-de-Fond en 1887, Frédéric Louis Sauser a déjà pris le pseudo de Blaise Cendrars, visité les États-Unis, remplis une vie d’écrits, quand il embarque pour le Brésil. Ces « Feuilles de Route » témoignent du changement de regard et de plume du poète tout au long d’un périple qui démarre sur mer et se poursuit sur la terre d’Amérique du Sud. Écrivain du voyage de l’errance, en train, en bateau, en voiture, du mouvement et de l’introspection, Cendrars se lie aisément avec les personnages, du plus banal au plus incongrus, rencontrés sur ses lancées, soignant son image de bourlingueur sublime et un brin mytho, touché en pleine face par la vision d’une nature qui va transfigurer son écriture.

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Jean Giono, Le Hussard sur le toit, 1951
De part et d’autre de la montagne de Lure, dans les Basses-Alpes, Giono étire un périple romanesque et naturaliste, un récit de l’amour et de la bestialité au temps du choléra. 1832. L’officier italien Angelo Pardi tombe de charybde en scylla, fuit le Piémont où il est recherché, pour la Provence, alors touchée par une épidémie de choléra, où on l’accuse d’avoir empoisonné l’eau. Dans ce chaos, alors qu’il explore les maisons abandonnées, Angelo rencontre Pauline de Thésus, qui l’accueille sans crainte de contagion. Ils partent ensemble sur les routes. Banon, Manosque, Châteaux-Arnoux, Sisteron, Gap et les contreforts de la Drôme : commencé au petit trop, le périple s’accélère et traverse au galop une Provence ravagée non pas seulement par la maladie, mais par ce qu’elle révèle de plus ignoble chez les hommes. Jusqu’à la tragédie. « Le choléra est un révélateur, un réacteur chimique qui met à nu les tempéraments les plus vils ou les plus nobles », dira Giono.  Le Hussard… est un road trip qui ne dit pas son nom -probablement étranger à l’auteur de Regain. Il en détient pourtant tous les ressorts, en délie toutes les articulations… Une aventure entre ciel et terre, entre contemplation du vivant et observation des agitations funèbres des hommes, en proie à la folie.

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Jacques Séguéla et Jean-Claude Baudot, La Terre en rond, 1960
En 1958, Jacques Séguéla (si, si, le grand publicitaire) part faire le tour du monde au volant de la 2 CV que ses parents lui ont offert pour le féliciter de l’obtention de son diplôme de… pharmacien. Le livre, réédité qu’une seule fois en 1990 et désormais collector, est le récit chronologique d’une aventure tout de même très barrée pour l’époque – un récit agrémenté d’anecdotes croustillantes (saviez-vous qu’une banane remplace avantageusement l’huile dans le carter d’une 2 CV ?) et de documents photographiques délicieusement vintages. Pas de la grande littérature, mais une vraie curiosité, et il est drôle de se dire que sans ce voyage, Mitterrand n’aurait peut-être jamais été Président de la République, et les montres Rolex ne seraient pas des symboles aussi bling-bling de réussite.

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Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, 1963
À l’été 1953, un jeune homme de 24 ans, fils de bonne famille calviniste, quitte Genève et son université, où il suit des cours de sanscrit, d’histoire médiévale puis de droit, à bord de sa Fiat Topolino, en compagnie de son ami artiste Thierry Vernet, direction la Turquie, l’Iran, Kaboul puis la frontière avec l’Inde. Bien que devenu un titre référence de la littérature de voyage, le récit de cette aventure ne paraîtra que dix ans plus tard, et à compte d’auteur. Son titre, L’Usage du monde, est une pépite d’inspiration aux airs de manifeste, et il offre à son lecteur quelques très belles réflexions morales sur la vie nomade – « la vertu d'un voyage, c'est de purger la vie avant de la garnir ». Heureusement, car le récit est par ailleurs assez soporifique, en tous les cas pour le lecteur d’aujourd’hui.  

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Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, 1968
Dans un pays imaginaire d’Afrique, la Côte d’Ébène, Fama Doumbouya un commerçant ambulant, embrasse la cause de la Libération nationale pour mettre fin à des années de spoliation et d’humiliations coloniales. Mais il se retrouve vite dans le collimateur du nouveau pouvoir en place et décide de rentrer dans son village natal, de l’autre côté de la frontière, en République du Nikaï. Ce périple périlleux, désobéissant envers les nouvelles géographies politiques, aura une fin de carnage hautement symbolique. Entre le mensonge criminel d’une époque coloniale glorieuse et les chimères qui en sont nées, celles de nations africaines prospères et indépendantes, il est un gouffre fatal qu’Ahmadou Kourouma met en lumière dans ce récit engagé, qui fera date dans la littérature du continent. Nourri d’une langue formidablement originale, vivante et imagée, introduisant des phrasés de malinké – langage parlé de l’Afrique de l’Ouest- dans une langue française soudain enluminée, ce roman est de passages. Passage des frontières arbitraires (physiques, sociales, politiques, symboliques) du temps colonial et contamination des rêves de liberté dévorés par la désillusion.

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Sylvain Tesson, Berezina, 2015
En 2012, Sylvain Tesson décide de commémorer à sa façon le bicentenaire de la retraite de Russie en refaisant avec ses amis le périple de la Grande Armée, au volant d’un side-car de marque Ural (choix cohérent, mais tout de même très aventureux). Tout un programme de 4000 kilomètres de la Place Rouge aux Invalides pour ces grognards contemporains. Au fil d’une route forcément infernale, Tesson nous livre une évocation de l’armée napoléonienne d’une intensité rare, et au passage, quelques réflexions bien tournées sur la route et le voyage – on connaît le sens de la formule du Monsieur. « Les idées de voyage jaillissent au cours d’un précédent périple. L’imagination transporte le voyageur loin du guêpier où il s’est empêtré. Dans le désert du Néguev, on rêvera aux glen écossais ; sous la mousson, au Hoggar ; dans la face ouest des Drus, d’un week-end en Toscane. L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. »

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Jacques de Saint-Victor, Via Appia : voyage sur la plus ancienne route d’Italie, 2016
En descendant la Via Appia sur les traces d’Hannibal et de César (entre autres) au volant d’une vieille Fiat, Jacques de Saint Victor, historien et journaliste français fin connaisseur de l’Italie, nous offre une plongée dans les profondeurs du pays, loin des clichés, au cœur des mythes, au croisement des grandes cités antiques et de l'ultra-violence des mafias d'aujourd'hui. Son propos va au rythme de la route – et quelle route ! – souvent riche, souvent drôle, toujours inattendu, entrecoupé d’un dialogue moral et contradictoire avec sa femme, une Italienne des Pouilles, féministe de gauche. Il faut lire ce vrai livre de route par curiosité, se laisser entraîner vers le Sud, se laisser prendre par son rythme, entre anecdotes et réflexions, entre évocations et échanges, histoire et actualité. La meilleure façon d’avoir une pensée pour l’Italie en ces temps de grande tristesse.

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Jean-Jacques Kissling, Une Vie de facteur, 2016
Publié dans la défunte collection « Tuta Blu » de l’excellente maison d’édition genevoise Héros-Limite, ce récit fait la tournée des souvenirs d’un facteur intermittent, un auxiliaire de la Poste helvète qui a choisi d’alterner boulot et voyages en caisse au Tibet, en Jamaïque, aux USA. En stop, en tape-cul ou en 2CV. Au bercail, Jean-Jacques Kissling revient au service et alterne la distribution du courrier en ville et en campagne, le temps de mettre de côté avant son prochain décrochage sur les routes du grand monde. Dans un style fluide et acrobate, il raconte le quotidien sur les routes, entre la fin des années 1970 et les années 2000… Les chemins longeant les coteaux des domaines viticoles de la région genevoise, les liens tissés avec la population, l’écoute et les bavardages, le sens du service public. Une digression intelligente et drôlatique sur un monde qui s’effiloche.

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Grégoire Polet, Autoroute du soleil, 2016.
Le temps d’un aller simple entre la Belgique et le Portugal, avec un détour par Lyon et le Portugal, dans un récit aussi dense qu’une autoroute au retour des vacances, l’écrivain Grégoire Polet déploie une écriture langoureuse, spatiale et imagée. Et scelle l’union de l’encre et du bitume. Une autoroute donc, de nuit, peuplée de lumières fugaces et de pensées tenaces. Un homme au volant s’évade sur la Fantaisie de Schumann et quelques tubes des années 1980, de ceux qui colonisent un habitacle à force de répétition. Il se refait le film d’une vie vécue ou fantasmée. Il déroule.  Avec Autoroute du Soleil Grégoire Polet propose un récit qui, par son rythme, ses images et ses atmosphères, incarne avec une acuité surprenant le cadre qu’il s’est choisit. Route, contemplation et écriture ont souvent fait bon ménage. Sur l’Autoroute du Soleil, elles prennent langue avec une évidente facilité.

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Ivan Jablonka, En camping-car, 2018
Dans les années 1980, avec sa famille et quelques amis, Ivan Jablonka a parcouru les Etats-Unis, l’Europe et l’Afrique du Nord en camping-car, un fameux « Combi VW ». A cette époque, le voyage en « bus », dont l’auteur sociologue et historien nous explique qu’il « fait le lien entre le cosmopolitisme juif du XIXe siècle, la culture contestataire du XXe siècle et les idéaux de la gauche pour le XXIe siècle », connaît son Age d’or. Il était alors possible de s’arrêter partout, au détour d’un champ, sur les parkings municipaux ou directement sur la plage. Ces « années camping-car », dont le récit voyage par voyage structure le livre, Jablonka les a vécues avec la fougue et l’insouciance de la jeunesse. Il explique pourtant à quel point elles ont compté pour lui. Les « manies itinérantes » et les « pérégrinations » de son enfance lui ont permis de découvrir la liberté et, ce faisant, de satisfaire au souci impérieux de son père, fils de déportés, dont l’injonction « soyez heureux ! » inaugure le livre, et le hante de bout en bout. Un bouquin aussi génial qu’inclassable, où le fil de la route nous emmène sur celui de la mémoire, de la vie et de l’écriture.

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Sarah Gysler, Petite, 2018
« À vingt ans, j’ai arrêté d’écouter les gens et je suis partie. Seule, en stop et sans un sou en poche. J’ai traversé l’Europe jusqu’au Cap Nord, sans autre but que de ne pas pourrir chez moi. On peut dire que j’ai fui. C’était mon premier grand voyage. Dans ce livre, j’ai voulu raconter mes errances, mes chutes et comment la route m’a sauvée. » En trois ans de voyage, Sarah Gysler, blogueuse auto-stoppeuse (ou auto-stoppeuse blogueuse), a dépensé 3000 euros. Fortement en rupture avec son milieu et ses valeurs (sans tomber pour autant dans la révolte destructrice), très connectée, elle est emblématique d’une certaine catégorie de routards d’aujourd’hui, tiraillés entre l’évasion et la vie médiatisée. Elle a écrit son livre sur demande, se disant « pourquoi pas », et ce fut un heureux événement très largement salué.

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Sylvain Prudhomme, Par les routes, 2019
Sacha prend la route du Sud, pour mettre de l’ordre dans ses pensées et conjurer la hantise de la page blanche. Il retrouve dans un petit village méridional un lointain ami, un auto-stoppeur fantasque dont le nom sera tu, avec qui il avait coupé les ponts il y a des années. Sacha fait les connaissances de sa femme, Marie, et de leur jeune fils, Agustín. L’auto-stoppeur, lui, a pour habitude, toujours, d’assouvir son besoin de partir, au débotté, pour un temps indéterminé. Et pour des prétextes aussi poétiques que lassants : il explore un champ lexical de toponymes, relie des noms de lieux familiers comme des points d’un dessin prêt à se révéler; il collectionne les photos ou les témoignages de ses hôtes de voyage et les renvoie à Marie et Agustín. Raconté par le prisme de Sasha, l’histoire est celle d’une partition. Car Sasha et l’auto-stoppeur ont jadis traversé la France le pouce levé, avant que leurs routes se déchirent. L’un s’est tant bien que mal sédentarisé dans une vie d’écrivain en bout de course, quand l’autre a la bougeotte, la passion des aires d’autoroute, des ailleurs dont l’ordinaire le sauve du sien. Un récit tout en frôlements, en tangentes et en boucles mélodiques.

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(Texte : Nicolas Bogaerts et Laurent Pittet / Crédit photo : Thomas Goisque/Gallimard)