Labruffe, entre Audiard et Mad Max
Premier roman percutant, lauréat du prix Maison Rouge de Biarritz 2019 (concours initié par Frédéric Beigbeder et Frédéric Schiffer, et dont le jury était présidé par rien moins que Philippe Djian), Chroniques d’une station-service convoque l’esprit d’Audiard et le fantôme de Mad Max pour une épopée immobile mais énervée des neurones, drôlissime et philosophique, voire spirituelle, et qui carbure au super.
Le pompiste est une figure anonyme et fantômatique, guère exploitée par le cinéma ou la littérature – ah si, dans le tragique, sordide et sublime Tchao Pantin de Claude Berri en 1983, ou dans la série suisse Station-Horizon - mais c’est à peu près tout. On croise ce distributeur de carburant, de Coca zéro et de chips dans un monde où les gens se croisent mais ne s’arrêtent pas, dans ces non-mondes crados (ou au contraire aseptisés) que sont les stations-service, ces autels dédiés au dieu pétrole et à la fast food. Labruffe, sinologue de formation, nous décrit donc le quotidien d’un pompiste, ce spectre dont on ne sait en général rien, et nous livre ses réflexions sur le monde qui l’entoure, truffées de références à la culture chinoise (« Le chiffre 5, en Chine, c’est le chiffre du Wu, du rien, du vide. C’est le chiffre du non-agir, du non-être, du pompiste »).
Je suis l’Aigle de la route
Fan hystérique du film Mad Max, cultivé, voire érudit (il cite Pessoa, Poe, Fitzgerald), notre héros est un disciple transi de Baudrillard, qu’il rêve d’incarner pour pouvoir envoyer paître son monde tout en pontifiant doctement. Ses déambulations intellectuelles et philosophiques, ses récits anecdotiques prennent la forme de chapitres courts, voire d’aphorismes typiquement extrême-orientaux. Décidément pas comme les autres (ou comme l’idée qu’on s’en fait en général), notre pompiste, dont on comprend vite qu’il n’est autre que l’auteur (mais Labruffe a-t-il jamais été employé dans une station-service ? Le mystère subsiste), pense : confronté à un patron aussi ignorant que vulgaire, il résiste même en exposant, en douce derrière le comptoir, des clichés célèbres de stations-service ou de pétroliers, ces plus nobles conquêtes de l’industrie des énergies fossiles.
Témoin silencieux (mais pas dupe) des comportement déviants, des petits ou grands mensonges, des adultères, des impostures en costume-cravate, de la lutte larvée des classes « lobautomobilisées », il observe de haut, comme un rapace perché au sommet d’une montagne, le monde qui défile chez lui, accro au sucre, à la malbouffe, à l’alcool, au porno, aux drogues ou aux édulcorants, et juge sans aménité cette humanité pressée et qui souvent ne s’embarrasse pas de savoir-vivre ou d’empathie. C’est incisif, désopilant, sinistre, jamais méchant.
Pythie du pétrole
Le pompiste, ce « dernier dinosaure du monde carbone, (…) dernière sentinelle d’une époque (pétrochimique) bientôt révolue » n’est pas pour autant dénué de sentiments : enivré par les vapeurs d’essence, il aime répondre de manière sibylline aux questions naïves mais profondes des enfants de passage, tel un oracle de la débâcle à venir de notre société industrielle dépendante du pétrole. Et puis, il y a l’amour… En effet, le narrateur va vite s’enticher d’une jolie japonaise cycliste, ce qui donnera lieu à toutes sortes de quiproquos et d’aventures érotico-burlesques.
Court mais dense (on aime s’arrêter après la lecture d’une phrase, méditer la sagesse dispensée par le héros), Chroniques d’une station-service se révèle donc une aventure littéraire riche en rebondissements, mais aussi en pauses philosophiques. Car au pompiste, tout le monde demande le plein, « mais personne n’a jamais demandé le vide ». C’est peut-être enfin devenu le cas avec ce roman pétri d’intelligence.
Alexandre Labruffe, Chroniques d’une station-service, Editions Verticales/Gallimard, Paris, 2019.
(Texte : Nicolas Metzler, Genève, Suisse / Crédit photo : Francesca Mantovan)