Culture camion
L’Oblique est un collectif du Nord de la France réunissant des photographes et vidéastes animés par l’envie de travailler collectivement, et de porter un regard différent sur le monde. Après une exploration de la question de la solitude dans le monde actuel, ils ont décidé d’investir l’univers de la route en s’intéressant au vécu d’une communauté d’élèves routiers, révélant une ambiance, une esthétique – et une véritable culture. Julien Sigal, photographe membre du collectif, nous présente ce projet qui fera l’objet d’une première exposition ce printemps à Lille.
Roaditude – Julien Sigal, vous êtes photographe… Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
La photographie n’est pas mon activité principale même si je ne me déplace jamais sans un appareil photo. Je suis professeur de Lettres (Histoire) dans un lycée professionnel du Nord de la France. En parallèle, je travaille sur une thèse en Art et en Géographie et je suis musicien au sein du groupe Farouche.
Le thème de la route vous tient à cœur. Pourquoi cet intérêt ?
Je crois que mon intérêt pour la route est né à la fois de préoccupations personnelles et professionnelles. J’ai toujours aimé prendre la route. C’est toujours pour moi un moment de contemplation intense, que je sois sur une autoroute ou une petite route de campagne, près de chez moi ou au bout du monde. Je suis très sensible à la poésie des aires d’autoroute et des stations-service par exemple. Je m’y arrête très souvent, même pour un trajet de quelques dizaines de kilomètres. J’observe les gens, les commerciaux pressés, les routiers en pause, les gens comme moi, assis le regard dans le vide, un café à la main, les agents d’entretien, les serveurs et serveuses. J’aime imaginer les destins de tous ces gens, d’où ils viennent, où ils vont. La route, c’est un moment avec soi-même, avec de la musique, une bonne émission de radio ou en silence, un vrai moment de pause.
De plus, j’enseigne, depuis plusieurs années,l’Histoire, la Géographie et les Lettres à des futurs conducteurs routiers. Aucours de ces années, et toujours aujourd’hui, nous avons beaucoup échangé surcette passion commune, ce qui a renforcé mon intérêt pour l’univers de laroute.
Vous êtes membre du collectif d’artistes L’Oblique. Quel est la raison d’être de ce collectif ?
Avant la création du collectif, nous travaillions toutes et tous sur des projets artistiques de façon individuelle même si nous avions quelques projets en commun, musicaux notamment. C’est Alexandre Rabozzi, un des vidéastes du collectif, qui a proposé la création de L’Oblique. Son idée était de réunir des amis aux compétences artistiques diverses pour développer des projets originaux sur des thématiques qui nous tiennent à coeur. Le nom du collectif vient de cette envie de porter un regard décalé sur le monde, un regard « oblique ». Pour nous, ce n’est pas une simple posture artistique, c’est une façon d’accéder à un réel non mainstream, de faire un pas de côté pour voir ce qu’on ne voit pas au premier regard.
Dans le cadre du projet « Angle mort », L’Oblique se penche sur l’univers des routiers. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
La genèse d’ « Angle mort » se situe dans le précédent projet de L’Oblique, « Solitudes modernes ». Nous explorions à travers un travail photographique et filmique la question de la solitude aujourd’hui, période d’inter-connexion généralisée où la création de communautés virtuelles étaient censées nous rapprocher et casser notre isolement. Dans le cadre de ce projet, j’avais commencé à travailler avec mes élèves routiers car une de leur motivation était justement cette volonté de se retrouver seul au volant de leur camion, sans patron sur le dos en permanence. J’ai proposé au collectif d’approfondir ce travail, de le diversifier, d’en tirer les fils car je sentais qu’il y avait quelque chose d’intéressant à raconter : nos sociétés de consommation s’abreuvent de produits dont la production est mondialisée. Ces produits arrivent jusqu’à nous, in fine, grâce au travail de ces routiers. Or, ils sont bien souvent déconsidérés, victimes de stéréotypes, accusés de tous les maux (encombrement des routes, pollution, etc.) ou tout simplement ignorés alors qu’ils sont un maillon indispensable pour satisfaire la soif de consommation de nos sociétés contemporaines. Angle mort fait autant référence à l’univers de la conduite qu’à l’invisibilisation des routiers : en tant que « petites mains » de la mondialisation, ils sont dans une zone que l’on ne voit pas ou que l’on ne veut pas voir. Notre approche est très large : je travaille sur les élèves routiers, leurs motivations, les conditions de leur formation, la question de l’héritage familial dans le choix de cette formation, la question du genre chez les routiers ou celle des stéréotypes subis ou portés par les routiers. La dessinatrice Claire Larras (aka polkapolka) travaille davantage sur la faune qui peuple les bas-côtés des routes et s’offre, parfois, au regard des routiers.
Ces jeunes apprentis conducteurs que vous avez rencontrés, qu’est-ce qui les anime ?
Leurs motivations sont multiples. Tout d’abord, ils sont bien souvent fils/filles de routiers ou ont, dans leur famille un ou plusieurs membres conducteurs routiers. Enfants, ils sont partis avec leurs parents en camion pendant les vacances scolaires. D’après leurs témoignages, ces voyages en famille furent des moments privilégiés : il y a quelque chose de l’ordre de l’expérience partagée et de la fierté d’avoir un papa qui voyage dans un énorme camion. La culture familiale et professionnelle est vraiment entremêlée. Le paradoxe, c’est que ces élèves routiers ont parfois souffert de l’absence d’un père, par exemple, trop souvent sur les routes. Mais bon... C’est une culture professionnelle très forte et ils sont prêts à sacrifier leur vie familiale, un temps au moins, pour accomplir leur rêve. Tous partagent une passion très grande pour les camions. Ils connaissent les marques, les motorisations (ils se chambrent souvent autour des marques, certains sont plus Scania, d’autres Renault, etc.), les grands groupes de transports. Il y a une grande majorité de garçons dans ces formations : le fait de conduire un camion fait aussi écho à une certaine construction virile dont il est difficile de les départir. Ils disent souvent que c’est un métier d’hommes, même s’ils voient la présence de femmes dans le métier comme quelque chose de globalement positif. Il y a vraiment un travail important de déconstruction des stéréotypes de genre à faire dans ces filières. Enfin, l’attrait du salaire n’est pas négligeable dans leur motivation. Même en début de carrière, les salaires semblent importants. Ce qu’ils envisagent un peu moins, c’est que les amplitudes horaires de travail le sont également ! Il y a également la question de la solitude que j’évoquais précédemment. Ils tiennent vraiment à leur autonomie et à leur tranquillité !
L’art et le transport, ce ne sont pas des univers qui ont l’habitude de se côtoyer. Qu'avez-vous appris avec ces rencontres ?
Au départ, nous nous sommes posés la question suivante : en quoi la photographie, la vidéo ou le dessin pouvaient nous apprendre quelque chose sur le monde des routiers que nous n’aurions pu apprendre autrement ? Nous sommes actuellement au milieu du projet, c’est encore un peu difficile de répondre à ça. Cependant, je remarque deux choses. La première est que ces médias nous permettent vraiment de rendre visible l’expérience de la route. Quand je photographie un élève à l’arrière de la semi-remorque en train de manger son sandwich, dans un froid glacial, je donne à voir une réalité de la formation parfois ignorée. Ou quand Claire dessine ses animaux morts au bord de la route, sans aucun décor autour, dans leur dénuement le plus total, c’est aussi une façon de dire la brutalité de cet univers. Ces rencontres nous ont donc permis de travailler la dimension sensible du monde des routiers. De plus, nous avons vraiment pris le temps de l’immersion afin d’approcher au plus près la réalité du métier. Par exemple, pour le travail que je développe sur les élèves conducteurs routiers, je suis parti à plusieurs reprises sur la route avec eux : lors de période de formation d’une semaine en semi-remorque à travers la France ou encore lors des championnats de France des élèves conducteurs routiers. Cette immersion m'a permis de développer un rapport particulier avec les élèves et une forme de complicité propice à la confidence et aux discussions informelles qui m’ont permis justement de comprendre à quel point la culture familiale et la culture professionnelle de la route étaient liées.
C’est un projet en plusieurs étapes… Quelles seront-elles ?
Effectivement, c’est un projet au long cours. Nous présentons une première étape de travail début avril à Lille. L’objectif aujourd’hui est de poursuivre et d’approfondir le travail engagé. Nous allons écumer les rassemblements de camions, les aires d’autoroute, les pistes de manoeuvre pendant encore quelques temps avec nos appareils et nos caméras. L’étape suivante sera celle de l’écriture et pourquoi pas, d’une publication de nos travaux. Et nous cherchons des soutiens, des financements, des lieux de diffusion etc., ce qui nous prend pas mal de temps également.
Une première étape du projet Angle mort sera présentée à la Face B à Lille (60 rue d’Esquermes, Lille - 0986236333). Vernissage le mercredi 3 avril 2019 à 18h. L’expo est visible du 3 avril 2019 au 15 mai 2019.
Pour en savoir plus, visitez le site Internet du collectif, sa page Facebook et son compte Instagram.
(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits : Julien Sigal et polkapolka du collectif L'Oblique)