La moto, symbole de la contre-culture
Dans Moto, le temps de la liberté. De la contre-culture à la custom culture, livre richement illustré, l’éditeur, scénariste de bandes dessinées, producteur de télévision, commissaire d’exposition, Jean-Marc Thévenet nous convie à un voyage dans l’univers de la moto appréhendée comme symbole de la contre-culture. Des années 1950 à nos jours, l’esprit moto, la culture biker, ses rituels, son imaginaire, ses codes se voient convoqués au travers d’œuvres cinématographiques, musicales, littéraires, d’événements fondateurs ou de lieux cultes. Incarnation d’une soif de liberté, la moto traduit le choix d’une manière de vivre qui réponde à une quête d’inconnu, de sensations fortes. En tant que paradigme de la contre-culture, la moto a connu une évolution reflétant celle des sociétés. La contestation dont elle condense l’esprit a en effet pris des formes différentes dans la deuxième moitié du XXe siècle et au XXIe siècle. Les grandes scansions du voyage que retrace le livre se déclinent de la Beat Generation aux hippies, du trip de Che Guevara sur la Panaméricaine au Swinging London, de l’avènement de la custom culture aux nouvelles générations de femmes motardes.
En 1951, sur sa Norton 500, le jeune Ernesto Guevera traverse l’Amérique latine avec son ami Alberto Granado. De cette équipée qui tient d’un voyage initiatique où se croisent le souffle de la Beat Generation, son ode à la route et l’engagement politique en faveur des peuples opprimés, Ernesto Guevara tirera Voyage à motocyclette, journal de bord relatant les rencontres, les paysages, les aventures, les prises de conscience survenues durant ce périple qui dura près de douze mois. Sept ans plus tard, le Che remportera la victoire décisive de Santa Clara et les troupes de Fidel Castro renverseront le dictateur cubain Battista.
Loin de n’être qu’un instrument, un moyen de locomotion, la moto s’affiche comme la matérialisation d’un état d’esprit : l’esprit qui bouge, qui recherche l’évasion a pour miroir et pour alliée la moto qui lui permet d’assouvir sa quête des lointains, sa volonté d’explorer l’ailleurs. Passion du mouvement, esprit d’aventure, style de vie, manifeste socio-politique… la moto en tant que « marqueur de la contre-culture » affiche le choix de la marge, le refus du système en place, le vent de la contestation. Avec Sur la route, œuvre-culte de la Beat Generation parue en 1957, Jack Kerouac fraie l’imaginaire de la route, du grand large, le refus de l’American way of life. Précurseurs du mouvement hippie, les écrivains de la Beat Generation (Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Cassady, Ferlinghetti, Corso…) nourriront la révolution psychédélique des Sixties, la révolte de Mai 68. Mettant en place à une échelle locale une société libertaire, inventant un mode d’existence alternative, la contre-culture se construit par l’alliance d’un héritage des formes antérieures de contestation et d’une récréation novatrice de ce legs underground.Après The Wild Angels, The Trip, c’est Easy Rider qui incarnera l’avènement de la contre-culture, de la grande vague hippie, les liens entre les bikers, l’énergie du rock, de la jeunesse et le refus de l’autorité, les outlaws, entre la révolution sexuelle, politique, artistique, l’expérimentation des drogues et le retour à la nature, la vie communautaire. Peace and love, contestation de la guerre du Vietnam, du consumérisme, de l’idéologie du travail, du profit, du racisme, du conservatisme américain… au cœur de l’imaginaire hippie du Summer of Love, des acid tests, la moto, la Harley Davidson occupe une place centrale.
Personnages oubliés
Aux côtés des icônes — Steve McQueen, Marlon Brando, James Dean, Peter Fonda, Jack Nicholson, Dennis Hopper —, des films emblématiques — La Grande Évasion, L’Équipée sauvage, Easy Rider, Continental Circus… —, Jean-Marc Thévenet rend justice à des personnages oubliés, que l’Histoire officielle a relégués dans le silence, Clifford « Soney » Vaughs par exemple, le génial inventeur des bécanes d’Easy Rider, absent du générique, militant noir, défenseur des droits civiques, ou le pilote Christian Ravel. Hommage est aussi rendu aux premières femmes motardes, Anne-France Dautheville, Elspeth Beard, à leur esprit d’indépendance, aux pilotes ou aventurières actuelles, Sandrine Dufils, Mélusine Mallender.
On est tenté de lire dans les nouveaux visages de la custom culture, dans leur esthétique néo-vintage (jeux de référence entre passé idolâtré et présent) un affadissement de la contre-culture. La citation, la commémoration, le parfum de la nostalgie, l’esprit du rétroviseur l’emportent sur la contestation et l’action subversive. La conviction de vouloir/pouvoir changer le monde et transformer la société semble avoir reflué, comme si le deuil de l’idée de révolution ne laissait pour tout horizon que l’impuissance, le devenir cosmétique de la révolte ou l’évasion individuelle. Mais, à force d’avoir condamné a priori la force de frappe des soulèvements, à force d’avoir enterré, rendu inaudible le concept de révolution, celle-ci semble se réveiller, s’actualiser dans un mouvement massif de contestation dont les Gilets jaunes sont, aujourd'hui, une des formes d’expression.
Davantage qu’une bécanoscopie
Des Mobs en scooter aux Hell’s Angels, de Hunter S. Thompson ou du roman La Motocyclette de Mandiargues aux festivals de Woodstock, de l’île de Wight, des motos japonaises au Paris-Dakar, aux raids off-roads sur des pistes de sable, Jean-Marc Thévenet livre davantage qu’une bécanoscopie ou une sémiotique de la vitesse, de l’ailleurs et de la rébellion : passant au-delà de la moto comme système de signes, en aficionado absolu, il descend dans ses entrailles, dans la mythologie d’un objet qui agit comme un révélateur d’une manière d ’être au monde. Une plongée dans le ventre de la motomania sous l’angle de la contre-culture.
Jean-Marc Thévenet, Moto, le temps de la liberté. De la contre-culture à la custom culture, Éditions Tana, Paris, 2018.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Marc Charmey)