Motels helvetica
Comme aux Etats-Unis, il y a eu un âge d’or du motel en Suisse, dans la seconde moitié du XXe siècle. La plupart des établissements ont disparu aujourd’hui, tristement, mais ils étaient encore relativement nombreux en 2003 et 2004, quand la photographe Catherine Leutenegger a parcouru le pays à leur découverte. Son essai fera l’objet du “trajet photographique” du numéro 6 de Roaditude, à sortir tout début novembre. Rencontre.
Roaditude – Catherine Leutenegger, quelle photographe êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Catherine Leutenegger – Je suis photographe plasticienne et professeure à l’Ecole de Photographie de Vevey. La photographie est ma compagne de route depuis le début des années 2000. En outre, la photographie est une précieuse alliée me donnant un bon prétexte pour accéder à des lieux méconnus et un excellent moyen d’en garder une trace. J’aime tout autant me rendre sur le terrain en m’imprégnant d’atmosphères existantes, que la page blanche du studio photo où l’on peut partir de zéro.
Quelles sont vos influences artistiques ?
Mes influences proviennent de différents domaines. Aussi bien du milieu de la photographie, que de la peinture, du cinéma et de la musique. D’une certaine manière, pour moi, ils fonctionnent comme des vases communicants. Par exemple, la musique m’évoque souvent des atmosphères visuelles et mes images peuvent parfois faire écho à des atmosphères musicales. Avant mes études en photographie à l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne (ECAL), j’ai suivi une formation au lycée orientée Art Visuels et Histoire de l’art qui m’a pleinement sensibilisé à ces interconnections. Avant l’invention de la photographie, il y avait la peinture, la sculpture, etc. Il me paraît important de construire son langage photographique en étant conscient de ce bagage historique.
Vous vous êtes fait remarquer, en 2014, avec la sortie de la monographie Kodak City, un essai photographique réalisé à Rochester, la ville américaine qui a vu le déclin l’entreprise Kodak. A cette occasion, vous avez confessé une « fascination » pour le médium photographique… Mais franchement, le digital, c’est quand même beaucoup plus pratique ?
Avec l’essor des premiers boîtiers numériques sur le marché, j’avais le sentiment que nous étions en train de vivre un moment particulier de l’histoire de la photographie et j’éprouvais le désir de livrer un témoignage personnel de cette période de transition, dans laquelle je me trouvais intimement immergée. C’est à Rochester, surnommée la « Ville Kodak », qu’a été inventée la première pellicule film, en 1888, par George Eastman, le fondateur de la marque Kodak. La marque éponyme est connue mondialement, mais peu d’attention a été portée à la ville où se sont implantés les quartiers généraux de cette entreprise, leader pendant plus d’un siècle dans la manufacture de pellicules film.
Je ne suis pas contre le digital. Il s’agit de deux manières différentes de concevoir des images et chaque procédé possède ses qualités et ses inconvénients. Bien évidemment, c’est très réconfortant de voir en direct ce que l’on fait, de ne pas se tracasser non plus de toute la logistique inhérente à l’emploi de pellicules films (achats, développement, scans, etc.). On a le doigt plus léger sur le déclencheur étant donné que le nombre de prises de vues est quasi illimité. Personnellement, je me sens privilégiée de faire partie de ces dernières générations à avoir commencé la photographie avec du film ; car j’ai le sentiment que cela m’a appris à être plus rigoureuse dans mes choix et les détails au moment des prises de vues. Il y a aussi cette texture propre à la pellicule film; un rendu particulier, plus doux et organique que j’apprécie particulièrement. En terme de conservation, on a encore peu de recul sur la pérennité des supports numériques contrairement à la pellicule qui a déjà fait ses preuves.
Les lecteurs de Roaditude pourront voir – ou revoir – certaines des photographies de votre travail sur les motels suisses, réalisé au début des années 2000. Qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser à ce thème ?
J’avais toujours été frappée par ces petits motels que l’on croise régulièrement en bord de route en périphérie des villes. Une solution plus économique que celle de l’hôtel traditionnel. Généralement, on stationne à proximité de sa chambre et l’on y porte soi-même ses bagages. Le moteur de ce travail a été sans doute une certaine fascination pour ces lieux souvent atypiques, hors du temps, qui abritent d’étranges histoires et rumeurs. Dans un pays connu internationalement pour son hôtellerie de luxe, je me demandais dans quelle mesure ce modèle architectural importé des Etats-Unis s’intégrait au paysage helvétique. Je me demandais aussi si, une fois sur place, je retrouverais l’atmosphère et l’esthétique étranges des films qui avaient nourri mon imaginaire autour de ce thème.
Plusieurs des établissements que l’on voit sur vos photos ont aujourd’hui disparu, celui de Bevaix, dans le canton de Neuchâtel, est en cours de destruction… Quel regard portez-vous sur cet essai, avec de la distance ?
Je me sens privilégiée d’avoir pu les photographier avant leur disparition. Je ne me rendais pas compte que ces images auraient une valeur historique. Ce travail m’a permis de m’initier à la démarche rigoureuse de la typologie : la conception méthodique d’images en série autour d’un même sujet. Cette approche ne m’a jamais vraiment quittée depuis. Ce travail m’a permis également de prendre un certain goût à l’aventure sur le terrain, de sortir de ma zone de confort, d’apprendre à me laisser surprendre en me confrontant à des univers méconnus. Il s’agit d’une de mes premières séries d’envergure réalisée avec un boîtier moyen format et de la pellicule film. Je me souviens avoir obtenu mon permis de conduire dans cette même période, ce qui m’a permis d’avoir une plus grande mobilité et d’élargir substantiellement mon champ d’action ; car ces lieux sont souvent isolés et difficiles d’accès par transports publics.
Quelle est votre actualité, et quels sont vos projets à venir ?
Pour ce qui est de l’actualité brûlante, je viens de recevoir le Prix culturel de la Photographie 2018 d’un montant de Frs. 20’000.- décerné par la Fondation vaudoise de la culture ! En ce qui concerne mes projets, je poursuis mon travail personnel « New Artificiality », explorant le potentiel et les limites de la technologie d’impression 3D.
Dans le cadre des 50 ans de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), l’an prochain, je participerai à un projet photographique qui donnera lieu à un livre et à une exposition. Enfin, la série « Kodak City » sera présentée en exposition individuelle à la prochaine PhotoBiennale de Chennai, Inde, du 22 février au 24 mars 2019.
Pour en savoir plus sur Catherine Leutenegger, visitez son site Internet.
(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo : David Marchon pour le portrait, Catherine Leutenegger pour les images de motel)