Legende Longboard, planches résistantes
En 2016, Alexandre Martin, passionné de skate et de ski vivant à Annecy, décide de lancer sa propre marque de skateboards, Legende Longboard, qui propose des planches de bois totalement sur mesure, construites avec amour, produits locaux, respect de l’autre et de l’environnement. Une façon pour lui de donner un nouveau sens à sa vie professionnelle, et d’en finir avec la course aux profits, dont il a trop connu les méfaits, sur la nature et sur les gens. Rencontre.
Il est 17h21. Je devrais être arrivé depuis deux heures, mais c’était sans compter sur les terribles bouchons de la ville d’Annecy, en Haute Savoie. La chaleur torride qui règne en cette saison estivale pousse les gens à chercher la fraîcheur sur les bords du lac. Le vélo semble avoir été oublié au profit des climatisations et vitres teintées, et qualifier de dense la circulation de l’instant tient de l’euphémisme absolu. Il est 17h21 quand j’arrive enfin au 969, rue Champs Canon, à St Ferreol, aux portes de la fonderie Avrillon Dequier. J’y ai rendez-vous pour interviewer un artiste de la route. J’ai rencontré Alexandre Martin il y a quelques mois, il venait de créer sa marque de skateboard, Legende Longboard, et dévalait les routes de montagnes sur son skate pendant que d’autres profitaient encore de la neige alors que la saison d’hiver battait son plein. J’avais été interloqué par la beauté de ses planches.
Et c’est ici, dans un coin de l’entreprise, qu’Alexandre Martin a choisi de poser ses rabots et ses billes de bois. De tout cet attirail, Alex en fait des skateboards, uniques et taillés au rabot, directement dans le bois, plutôt que d’utiliser le procédé classique, qui veut qu’une planche à roulettes sorte d’un moule compressant plusieurs fines couches de bois et de carbone. Le principe du lamellé collé que l’on retrouve sur les skateboards classiques. Raboter et tailler dans le bois brut permet des choses dont nul « shaper » – puisqu’on appelle ainsi les concepteurs de planches – n’aurait pu rêver avant. Des courbes, des lignes, et une créativité permanente qui font de Legende Longboard une marque unique en son genre, qui se détache es dizaines d’autres déjà présentes sur le marché.
Alexandre est en train de travailler sur une commande spéciale. Il est en train de faire chanter ses ciseaux à bois sur une planche de skateboard à six roues – appelée « Freeboard » – qui doit se piloter et réagir sous les pieds comme un snowboard. La pièce déborde de copeaux de bois. Il m’accueille avec le sourire et me présente aux personnes qui arpentent dans les lieux, il explique le principe de la fonderie, comment les moules en sable peuvent résister aux extrêmes chaleurs des métaux en fusion. Vient le moment de discuter…
Roaditude – Comment s’est passée ta première rencontre avec la route ?
Alexandre Martin – Ça fait mal (rires)… Non, ma première rencontre avec la route s’est faite en vélo. J’ai fait beaucoup de vélo. Des copains se sont mis à faire du longboard. Je ne voulais pas en entendre parler parce que je trouvais que ça se trainait. C’était inutile pour moi. Mais j’ai fini par essayer et ça m’a plutôt plu. C’était en 2004. Bon, je faisais du skateboard street dans les rues quand j’étais plus jeune. Fin 2003, j’étais revenu d’un voyage scolaire américain avec un petit skate. Mais j’étais mauvais. Et, en 2004, donc, je me suis mis au skateboard, au longboard de descente plus exactement. J’ai acheté une deuxième planche aux USA dans la foulée et je n’en ai plus jamais acheté depuis. Je me suis mis à les construire moi-même.
Et ta première rencontre avec le bois ?
J’avais trois ans et je taillais des bouts de bois à l’Opinel. J’ai fait quelques arcs pour jouer aux indiens. Je suis un admirateur du dernier chef apache, le grand Geronimo. Un peu plus tard, mon père nous a appris, à mon petit frère et moi, à tailler des petites voitures en balsa. Il y en a une superbe qui traine encore chez mes parents. Tu as connu les circuits « Hot Wheels » ? On y jouait avec nos petites voitures, on y mettait un tout petit moteur et on passait quelques heures ainsi, avec nos créations d’enfant. C’est ça ma première vraie rencontre avec le bois. Ensuite, j’ai fait mes premiers skates, et puis il y a un grand vide de presque vingt ans. J’ai toujours aimé dessiner, donc ma fibre artistique n’a jamais vu sa source se tarir. J’ai repris le travail du bois en me faisant ma propre guitare, en 2014, et ça n’a plus arrêté depuis.
As-tu un quelconque parcours sportif ?
J’ai fait pas mal de vélo et énormément de ski, ce qui est original pour un gars des montagnes. J’ai descendu les routes de montagne sur mon skateboard comme un furieux jusqu’a 25 ans avant de me « reposer » un peu et, là, ça fait deux-trois ans que je renoue avec les joies de la roulettes. J’ai fait un peu de voile avec mon père sur le lac mais ça ne compte pas vraiment. J’ai fait un peu de planche à voile aussi. Ça me fait penser que Philippe Mesmeur – un véliplanchiste professionnel, breton et spécialisé dans le surf de très grosses vagues – vient de me contacter pour que je lui fasse une planche de skate. Il a l’air sympa.
Et au niveau professionnel alors ?
Mais c’est que c’est vraiment une interview sérieuse !!!
Et ouais mon gars (rires) !!!
Alors, j’ai fait un DUT science et génie des matériaux au Bourget du Lac. J’ai fini mineur de ma promo. Ou avant-dernier, je ne sais plus. Par contre, mes stages étaient passionnants. Ça s’était très bien passé. J’étais en fonderie, et je m’occupais de développer un certain type de roues à aubes.
(Alex s’interrompt et pointe du doigt un milan survolant la plaine. La vue depuis l’atelier est magnifique avec une grande verrière donnant sur La Sambuy, majestueuse montagne. Le rapace s’arrête, se met en vol stationnaire, fond sur sa proie. Fin du spectacle.)
Et donc, tu étais mineur de promo ?
Oui. Mais, par contre, j’étais deuxième pour la partie stage. Et ça, j’en suis fier. Mon stage se déroulait au pied du col de l’Izoard. C’était un peu fait exprès. C’est une route incroyable pour le skateboard de descente. J’y ai travaillé l’été en tant qu’ouvrier. Ce n’était pas super intéressant et je n’en fichais pas une, mais j’allais faire du skate tous les après-midis, donc c’était cool. Y’a eu la crise en 2008 durant laquelle j’ai appris à devenir productif. Et puis, j’en ai eu marre. L’hiver, en fonderie, tu ne vois pas la lumière. Il fait nuit le matin, noir à l’intérieur, nuit quand tu en sors le soir. C’était Germinal. C’était au pied du massif des Écrins. L’usine a fermé depuis. Ça peut paraitre triste mais tous les anciens employés ont trouvé un boulot derrière, et c’est bien mieux pour l’environnement. C’est comme ça que je me suis retrouvé à Annecy, je suis devenu acheteur en modèle de fonderie. Je connaissais déjà bien le milieu, j’ai demandé un SMIC plus EUR 60.- négociable et j’ai été embauché sous les sarcasmes de mes nouveaux futurs ex-employeurs. Il y a eu deux plans sociaux avant que je ne quitte ce job pour créer Legende Longboard. C’était il y a deux ans. Pendant six mois, j’ai mis au point mes propres systèmes de directions des roues, basés sur un brevet déposé à la fin du XIXe siècle. Le résultat, aujourd’hui, n’a plus grand chose à voir avec l’idée originelle. Je suis resté caché jusqu’en début d’année. J’avais peur que l’on vienne me piquer mes idées alors qu’en fait tout le monde s’en fout. On m’a ensuite proposé de participer à un grand salon de l’industrie des sports de glisse et je suis sorti au grand jour avec mes nouveaux skates. Tu faisais d’ailleurs partie des deux premières personnes que j’ai rencontrées cet hiver après être sorti de mon ermitage.
Pourquoi t’es-tu tourné vers l’artisanat, on pourrait presque dire l’art ?
Déjà, je voulais retrouver une activité moins polluante et plus respectueuse de l’humain. Dans mon job précédent, j’ai vu des fournisseurs locaux mettre la clé sous la porte à cause de la concurrence des pays de l’Est ou asiatiques. Il y a vraiment une démarche environnementale et sociale. Je ne travaille qu’avec des entreprises locales et du bois local. Je vois les gens chez qui je travaille. Ils ne peuvent pas se payer une voiture récente, leurs acheteurs tirent toujours sur les prix sans se soucier des conséquences économiques. Ils bossent comme des tarés, prennent à peine des jours de congé et vivent vraiment chichement. J’étais un de leurs clients avant. Un de leurs acheteurs. Je me suis toujours battu pour travailler avec les locaux, mais c’était de plus en plus dur, voire même impossible, de faire entendre sa voix sur ces sujets. La quête du profit absolu, de la croissance permanente, ça ne m’intéresse pas. Ça n’en vaut pas la peine. C’est ultra-polluant de faire venir les pièces de l’autre bout de la planète et, socialement, c’est dégueulasse de dire aux gens de baisser les prix au point où ils devraient vendre à perte pour rester « compétitifs ». Ça n’a aucun sens pour moi et je ne voulais pas rester dans ce système où l’acheteur préfère augmenter ses marges en défonçant les prix d’achats. L’artisanat était logique pour moi. Mais le chemin de la reconnaissance est long. Il va me falloir encore deux ou trois ans avant de pouvoir vivre pleinement de mon art, mais j’y crois. Se battre en tant qu’artisan contre des lobby de plus de cent ans… Ce n’est pas facile à faire passer auprès du grand public. Le bouche à oreille, avoir quelques gars un peu partout en France qui roulent les routes sur mes planches, ça me permet de me faire un petit nom sans nuire à la qualité de mes produits. J’ai des planches qui circulent en Rhône-Alpes, dans le Sud-Ouest, en Bretagne bientôt… Et tout a été conçu ici, avec des produits et des intermédiaires locaux, au juste prix et à la juste valeur de chaque choses. J’en suis fier, et c’est pour ça que je me suis tourné vers l’artisanat.
As-tu quelques anecdotes, quelques expériences rencontrées au fil de la route ?
Une fois, une fille que j’avais prise en stop pour la poser en haut du col du Lautaret, ne voulait plus descendre de ma voiture. Le genre de rencontre qui ne t’arrive que quand tu es en couple. Il ne s’est évidemment rien passé mais l’anecdote est restée. C’était cocasse (rires), mais les rencontres sont incroyables. La semaine dernière, j’étais à nouveau sur l’Izoard pour faire un clip. Les vautours planaient au-dessus de nous, il y avait aussi un aigle. Tout ça n’a pas de prix, et c’est la route qui m’offre ces rencontres. J’ai aussi fait la doublure de l’acteur Vincent Elbaz dans le film Tout là-haut de Serge Hazanaviscius – le petit frère de Michel. Il y a une séquence où le personnage joué par Elbaz descend en pleine nuit sur un skateboard les routes de Chamonix. C’est moi qui m’y suis collé, sans casque et vraiment en pleine nuit au milieu de voitures pilotées par des cascadeurs. C’était flippant et pas cher payé pour mettre sa vie en danger, mais c’était une super expérience. On m’avait même fait la petite tonsure pour ressembler le plus possible à l’acteur.
Après, sans que ce ne soit vraiment une anecdote, mais j’aimerai que l’on arrête de goudronner. Il faudrait s’occuper de faire une belle route, une fois. Ce n’est pas sensé se dégrader et avoir besoin de travaux tout le temps si on fait ça bien dès le début. Si on arrête de déneiger, de racler, de saler, la route ne s’abime pas, ou moins en tout cas. C’est une catastrophe écologique et financière ces histoires d’entretien, et il y a énormément de gâchis. C’est un vecteur de plaisir pour moi, mais la route a toujours été quelque chose de très ambigu. Rien ne me donne autant de sensations, mais qu’est-ce que c’est sale. Ça dénature la montagne, c’est moche, ça pollue. C’est typique de l’humain que de vouloir contrôler son environnement. Agriculture, architecture et les connexions entre tout ça via les routes. Mais pour autant l’homme, les animaux aussi d’ailleurs, ont de tout temps dessiné des routes, des sentiers d’abord, parce que se déplacer, c’est vivre en fait et c’est là tout le paradoxe de la chose. Mais si nos routes étaient mieux gérées, l’impact sur l’environnement en serait moindre.
Une autre anecdote qui me revient, je roulais l’Izoard – décidément tu vas croire que je ne pense qu’à ce col – je le roulais en skateboard par pleine lune. On y voit comme en plein jour dans ces nuits-là. Bref, un gars m’a pris en stop avec un camping-car au beau milieu de la nuit. Il m’a demandé avec un fort accent du sud si on arrivait à voir quelque chose dans cette pénombre. Je lui ai alors expliqué que même lui pourrait y voir clair sans avoir besoin de ses phares. A peine ma phrase terminée, il a coupé ses feux !!! Comme ça, sans prévenir !!! C’était quelque chose. On a bien rigolé et on a pu siroter quelques bonnes bières ensemble.
Pour revenir à Legende Longboard, comment procèdes-tu dans l’élaboration d’une planche ?
Je commence par discuter avec le client. Savoir ce qu’il souhaite, s’il a déjà une idée de ce qu’il veut. Il faut choisir les essences de bois. Établir une liste de ses besoins selon son niveau de pratique, les skates qu’il utilisait avant de se tourner vers moi, sa pratique aussi, car le skateboard ne se résume pas uniquement à dévaler les routes de montagnes, il y a aussi ceux qui souhaitent simplement se promener sur les bords du lac, par exemple, ou sur le Trocadéro. Il y a autant de planches différentes qu’il y a de disciplines, donc une fois que l’on sait vers où aller, je pioche dans mes patrons celui qui colle le plus aux souhaits du client, et je découpe le profil de la planche à la machine. Ensuite, tout n’est que rabot, copeaux de bois et pure création. Il n’y a pas de limite aux délires que l’on applique sur la planche à chaque coup de ciseaux à bois. Juste l’imagination. Il me faut en moyenne une semaine de boulot. Certaines planches, vraiment folles et torturées, peuvent prendre un mois, un mois et demi.
Pour finir cette interview, quelle est la route parfaite selon toi ?
Alors, de mon point de vue de skateboarder… Je la veux en montagne, avec beaucoup de pente, suffisamment de visibilité, il faut que ça tourne dans tous les sens et que ce ne soit pas large. Evidemment, s’il n’y a personne sur la route, c’est le top du top, mais c’est rare, à moins de la faire fermer.
De là à imaginer une route réservée aux pratiquants ?
Si elle existe déjà, oui. Bien sûr, ce serait beau d’en créer une exactement comme dans nos rêves, mais il y a déjà trop de goudron en montagne. Donc, une vieille route existante, et qui ne sert à rien, pourquoi pas. Sinon non.
Pour en savoir davantage sur Legende Longboard, visitez le site Internet de la marque.
(Interview et crédits photo : Colin Hemet, Chambéry, France)