« On ne voyage plus, on se déplace »
Romancier prolifique, auteur de théâtre, scénariste de bande dessinée et de cinéma, mais aussi réalisateur (Milky Way en 2014 avec Cyril Bron), Joseph Incardona n’est jamais à court d’idées ni de projets. Son œuvre littéraire – près d’une quinzaine de titres – est imprégnée par l’univers du roman noir et de la littérature américaine contemporaine. Dans une écriture rythmée, sobre et efficace, il sonde l’âme humaine dans ses moments les plus sombres, avec l’élégance de la pudeur et d’un humour légèrement décalé. En 2015, le glaçant Derrière les panneaux il y a des hommes (Ed. Finitude, 2015) remporte en France le Grand Prix de littérature policière. Né en 1969 à Lausanne d’une mère suisse et d’un père italien, le Genevois d’adoption a également publié deux titres dans une veine plus intimiste qui mettent en scène son alter ego André Pastrella (bientôt réédités chez BSN Press), qu’on retrouve dans le très sensible Permis C (BSN Press, 2016). Ce roman autobiographique inspiré par son enfance de secondo a reçu le Prix du Roman des Romands 2018. Il a écrit pour Roaditude la nouvelle inédite « Pourvu qu’elle soit douce », à paraître dans le numéro 5 (sortie avril 2018).
Roaditude – Dans « Pourvu qu’elle soit douce », c’est la route qui fait se rencontrer les deux personnages : est-elle à vos yeux lieu de passage ou de rencontre ? Signe du hasard, en tant que moteur de l’intrigue ?
Joseph Incardona – Dans cette nouvelle, je vois la route plutôt comme un chemin de vie, avec cet homme qui a rendez-vous avec son destin. Si tant est que le destin existe. En tout cas, il arrive au bout du chemin, même si, ici, la route est davantage une route immobile : il est dans son garage et une femme vient à lui. Mais c’est sur la route, une route secondaire habituellement peu fréquentée, que s’accomplira le fatum.
Elle semble être synonyme de danger… Quelle est pour vous sa symbolique ?
Sans doute que tout élément porte en lui ses contraires. La route peut être synonyme d’ouverture, d’évasion, mais aussi de fuite et de peur. On prend la route pour un tas de raison. Quoi qu’il en soit, prendre la route signifie s’exposer d’une façon ou l’autre. Il y a toujours un prix à payer pour le voyage, le déplacement des corps. Cela va de la simple fatigue à l’accident mortel.
L’un de vos derniers romans, Derrière les panneaux, il y a des hommes, se passe sur des aires d’autoroute, lieux anonymes où on ne fait que passer et qui condensent un aperçu de la misère humaine (employés des restauroutes, prostitution). Une vision très désenchantée. Comment vous est venue l’idée de choisir ce cadre ? Quel rôle joue la route dans l’intrigue, dans la psychologie des personnages ? Peut-on dire qu’elle est elle-même un personnage ?
On peut dire que le roman se passe sur l’autoroute au sens large, avec tous les lieux qu’elle implique. C’est un roman de l’enfermement, un huis-clos à ciel ouvert. L’autoroute est aussi une métaphore de notre société occidentale et de son déclin : on ne voyage plus, on se déplace. La nature y est absente. C’est un condensé de déshumanisation, on y transporte des objets la plupart du temps inutiles, des denrées, des cargaisons destinées à la consommation pour la consommation, c’est un univers fermé où il est indispensable d’avoir une carte de crédit pour y accéder, où la vidéosurveillance est reine, la nourriture y est standardisée, on pollue… Bref, on tourne en rond, c’est l’antithèse du voyage, de la découverte et de la patience liée à cette découverte. Alors, oui, c’est un roman de l’apocalypse. Je suis fasciné par ces « non-lieux », car à l’intérieur de ceux-ci, il y a toujours des femmes, des hommes en lutte, qui se débattent, tentent d’affirmer leur humanité dans ce même cadre qui la nie. Il y a des éclats, des étincelles de poésie et de générosité, des tentatives d’affirmer le corps et la peau au détriment du béton et de la technologie.
Plusieurs de vos livres sont imprégnés par l’univers noir américain. Quel rôle y joue la mythologie de la route ? Quelles sont vos influences littéraires dans le domaine ?
L’influence américaine est indéniable, je continue régulièrement à en lire des auteurs, même si c’est moins fréquent qu’autrefois. Simplement parce que les Etats-Unis se sont construits sur le mythe de la route, de l’ailleurs, de la conquête de l’Ouest. La terre promise. Mais à présent, on sait que l’univers noir est universel. Le noir entendu comme « roman social » ou « roman de l’homme ». Une littérature dont les héros sont dans un temps et un lieu donnés. En rapport étroit avec ceux-ci. En s’intéressant à l’individu, on s’intéresse à une société et à ses recoins, la plupart du temps sombres et inavouables. C’est une littérature cathartique, de la révélation et de la prise de conscience. Quelques influences : Harry Crews, Larry Brown, James Crumley, John Fante, Raymond Carver, Charles Bukowski…
Avez-vous une route chère ? Une route d’enfance ? Aimez-vous rouler ?
J’aime rouler. Rouler au sens large : vélo, moto, voiture, train… Je considère que c’est d’ailleurs la meilleure façon d’écouter de la musique. La route de mon enfance est sans doute celle qui me menait de la Suisse jusqu’en Sicile. Un voyage prenant quasiment vingt-quatre heures à l’époque, arrêt au motel compris. Une route chère, je ne sais pas. Sûrement que c’est celle que je ne connais pas encore. La route à venir.
Pour en savoir plus sur Joseph Incardona, retrouvez-le (et sa bibliographie) sur son site Internet « très officiel ».
(Interview : Anne Pitteloud, Genève, Suisse / Crédit photo : Joseph Incardona)