Essence, récit initiatique
Avec Essence (Pilot Paradise) qui sort en librairie en ce début d’année, le tandem Fred Bernard (récit) et Benjamin Flao (dessin) délivrent une bande dessinée éblouissante en forme de conte complexe. Ambiance surréelle, dessin envoûtant servant des envols dans l’imaginaire… Coup de maître, coup de cœur !
Précédé par Françoise Sagan et Blaise Cendrars en exergue, Essence nous entraîne dans un voyage à la fois astral et mental, aux confins de la vie et de la mort, dans des paysages de l’au-delà que parcourent des fanatiques de la vitesse. En ouverture, un décor de ville fantôme, un labyrinthe d’entrepôts abandonnés qu’un homme arpente avant de regagner la lumière du jour. Le récit commence par l’égarement, la perte des repères de temps et d’espace. Ayant trouvé l’essence si rare en ces lieux inconnus, le héros Achille Antioche découvre une jeune femme à bord de sa Ford Mustang. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Pourquoi prend-elle place à ses côtés ?
Ponctuée de questions que pose l’inconnue, la traversée de paysages déserts que le pilote ne reconnaît pas ne dévoile son sens que par un coup de théâtre : la passagère apprend à Achille Antioche qu’il est mort, qu’il est au purgatoire des pilotes, ayant été assassiné. La règle de cet entre-monde est simple et sans échappatoire possible : afin de pouvoir sortir de l’univers du purgatoire, il faut que chaque trépassé comprenne les raisons de son décès. La réaction du fou de bagnoles ne se fait pas attendre ; hilare, Achille Antioche s’esclaffe. Lui, clamsé, sillonnant les routes du « purge » avec un ange gardien qui veille sur lui ? Sa première réaction se condense en un terme dénégation.
Odyssée fantastique
Débute une odyssée fantastique, bourrée de références et d’humour (auprès de son ange en CDD, Achille fait la rencontre de Milou, de James Dean, de pilotes célèbres décédés…), qui plonge le héros et le lecteur dans l’indétermination du réel et du rêve au travers d’un jeu sur la temporalité, sur la bifurcation des lieux. Parabole à la fois futuriste et reconnectant avec les récits antiques sur le séjour des disparus, Essence tient d’une Divine Comédie postmoderne, limitée à la zone tampon qu’est le purgatoire. Dans le chef d’œuvre que Dante composa entre 1303 et 1321, l’Enfer comporte neuf cercles, le Purgatoire (où errent les âmes repenties) sept, le Paradis neuf sphères. Virgile est devenu une jeune femme aidant Achille/Dante à recouvrer sa mémoire, à lever les blancs qui entourent sa mort, seule condition pour ne pas moisir indéfiniment dans ce lieu hors lieu. On apprendra que, bien qu’il ait terminé son analyse avec son ange, James Dean refuse de retourner à la vie. Depuis six décennies, au volant de bolide, il sillonne les routes du purgatoire dont il est la star avec Steve McQueen.
Au fil de ce trip psychique dans l’essence de la vie, dans les brumes des rêves, les pouvoirs de l’esprit se révèlent. Les lois physiques du purgatoire sont post-quantiques. « Imaginez une autre route, une autre voiture » susurre la passagère et l’esprit d’Achille sécrète une réalité conforme à ses pensées, à ses désirs. Tout se métamorphose. La route désertique se change en un paysage de palmiers, lequel mute vers un paysage enneigé, la Ford Mustang se transforme en d’autres voitures de course. Tout est métaphore et en même temps rien ne l’est. L’ange gardien tient du psychanalyste qui aide son patient à dynamiter la chape de plomb de l’oubli, à lutter contre le refoulement.
Désorientation maximale
Le joker de ce lieu, qui permet de continuer la route, c’est l’essence, difficile à trouver, élixir pouvant symboliser l’énergie de l’âme, le talisman magique. Achille Antioche traverse des espaces qu’il a connus, retrouve les lieux de son enfance, revit des bribes de son existence antérieure. Il est dangereux de se baigner dans le fleuve, Styx ou autre : il retrouve sa mère-requin, perd pied, pense devenir fou. Désorientation maximale, où est-il ? Comment se réveiller de ce cauchemar, de ce bad trip ? Sous l’action de ses pensées, de ses paysages intérieurs, les territoires extérieurs sont soumis à des changements soudains, se calquant sur le régime des désirs du héros.
Essence est un coup de maître, un récit initiatique, un Alice au pays des cauchemars, au cours duquel le protagoniste tombe sur son père mort, sur des hommes menaçants tandis que son ange gardien, une belle brune sexy, le somme de se reconnecter avec la scène de sa mort, de faire une anamnèse remontant à la scène traumatique oubliée, à savoir le moment où il a fini avec sa Porsche dans un étang gelé. Routes surélevées qui brusquement s’arrêtent, chemins qui ne mènent nulle part…. Achille doit frapper aux bonnes portes.
Route de l’inconscient
Afin de lever l’amnésie, l’ange gardien omniscient, sachant tout de la vie de son protégé, lui rappelle l’existence de son amante Tatiana. Les brumes se lèvent peu à peu. Une intrigue politico-économique se met en place, Tatiana, l’espionne russe qu’Achille retrouve dans le purgatoire avait été mandatée par les Russes afin de dérober la formule d’un combustible secret inventé par Norbert, l’ami d’Achille. Nous ne révélerons pas le coup de théâtre qui frappe le dénouement. Y a-t-il un après-purgatoire pour Achille maintenant qu’il a réglé ses comptes avec sa vie, levé les zones d’oubli ? Plutôt que d’aller au paradis, peut-il revenir à la vie et sous une même forme, dans un retour à l’identique ?
La route traversée est celle de l’inconscient, des expériences-limites. Dépouillé de sa valence religieuse, le purgatoire est le no man’s land des fata morgana et des impasses psychiques. Magistralement dessiné, mis en scène, porté par un récit stupéfiant, Essence tient de David Lynch et de Buñuel.
Fred Bernard et Benjamin Flao, Essence (Pilot Paradise), Futuropolis, Paris, 2018.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Marc Charmey)