Le Tour de France : l’Olympe des Routes
La 104ème édition du Tour donne son premier coup de pédale ce samedi 1er juillet à Düsseldorf. Avant l’arrivée sur les Champs-Élysées le 23 juillet, elle aura peut être écrit quelques nouvelles pages d’un récit qui tient en haleine des millions de spectateurs, de bords de route aux écrans de télévision. Génération après génération.
Machine médiatique et foraine, rendez-vous estival, course centenaire, terreau de mythologies, réceptacle de tragédies humaines et de victoires héroïques, le Tour de France va cette année dérouler ses 21 étapes sur plus de 20 000 km de routes de France -avec quelques visites de courtoisie en Allemagne, en Belgique et au Grand-Duché du Luxembourg. Année après année, en prémisses à ses étapes suivies par des millions de téléspectateurs, l’événement sportif majeur de l’année déroule son chapelet d’histoires – petites et Grande – invoque les mânes de ses héros passés, ouvre le grand cahier des photos souvenirs, le missel de prière aux dieux de Alpes et des Pyrénées, le guide touristique et le livre de recettes des régions visitées. Sans oublier le catalogue des promesses (ou des vœux) que cette année, c’en sera fini du dopage, ce spectre salissant qui n’en finit pas de jeter le doute sur les performances des coureurs et l’authenticité d’un spectacle que rien ni personne ne semble vouloir déserter. L’aura sulfureuse mais toujours biblique du tour est décidément aussi persistante et tenace que l’odeur du petit salé et du choux farci dans la grande salle à manger commune des suiveurs, ces pèlerins assidus du chemin de la Petite Reine.
L’émotion de la route
La course, créée par Henri Desgranges, a aujourd’hui peu à voir avec celle qui s’élança pour la première fois, ce 1er juillet 1903, de Mongeron, dans l’Essonne. Desgranges, qui créa le magazine L’Auto, ancêtre de L’Équipe, organes successifs et quasi-officiels de la Grande Boucle, n’avait de cesse de vanter ce qui eut tôt fait d’imprégner l’imaginaire collectif : l’émotion des beaux paysages, des landes, des campagnes grasses ou des collines desséchées de Provence, la variation des coutumes des différents départements traversés. C’est là toujours une part de l’ADN du Tour, celui des émotions rencontrées sur la route, au gré de ce voyage dans le pays de France, jalonné par les vestiges de son histoire, rythmé par sa géographie, nourri par son terroir, structuré par ses administrations fières d’en être les villages-étapes – non sans faire tinter au passage quelque esprit de clocher. Aujourd’hui joute télévisée, la spectaculaire compétition estival est désormais les deux pieds dans l’ère du soupçon. Les années Armstrong on laissé derrière elles 7 années sans couronnes. Maillot jaune retiré symboliquement des épaules du septuple vainqueur. Les successeurs également dans la tourmente ou se tenant à carreau. Les lunettes et le casque qui ont fait leur apparition dans les années 90 occultent opportunément les expressions faciales du coureur, gommant tout à la fois son état de fatigue ou ses émotions. Le calcul, le bluff, l’esbroufe ont remplacé la dramaturgie des grandes heures, la philosophie du coup de barre, l’éthologie de la fringale. Pourtant, le retour cette année des ascensions des cols de la Croix de Fer du Galibier et du Télégraphe suscite autant de palpitations chez les amateurs de la Boucle. Allez, cette année il va y avoir du sport.
En 1953, Louison Bobet remporte sa première victoire d’étape après une échappée dans le col de l’Izoard. Evoquant un prodigieux coup de mou qui le choppa par le collet dans le col précédent, celui de Vars, les commentateurs s’emballent : «il a vaincu sa souffrance». Dans le Tour, l’adversaire n’est pas seulement l’autre, c’est aussi et surtout soi-même. Quelque décennies plus tard, le grand champion Bernard Hinault, quintuple Maillot Jaune, 28 victoires d’étapes, n’aura-t-il pas ces mots définitifs : «Il faut être fils de pauvre pour aimer se faire mal à la gueule» ? Tout est dit, ou presque.
Le récit sur grand braquet
Sport d’équipe aux échappées plus belles quand elles sont solitaires, le cyclisme, sur les routes du Tour de France, entre singulièrement, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un récit d’épopée, initiateur de fiertés comme de masochisme. À la Libération, l’heure est aux récits positifs, gorgés de héros qui suintent le goût et la joie de vivre. C’est le temps retrouvé des amis, de la famille, sur un air de Charles Trenet, de Ray Ventura, pile au moment où l’on peut enfin profiter, dix ans après, de ces précieux et bienvenus congés payés. La France réindustrialisée se remet en marche sur la route des vacances, et suit l’écho haletant du peloton au plus près des virages ou à travers les grésillements de la radio longues ondes. Le récit du Tour, dans les années 50-60, est passé sur grand braquet, il grimpe en danseuse dans l’imaginaire collectif (national s’agissant de la France), et il n’en descendra plus avant l’affaire Festina, en 1998.
Dans une émission consacrée, sur France Inter, à l’histoire du Tour de France, l’auteur et critique littéraire Jean-Louis Ezine (une des voix de l’émission Le Masque et la Plume, excusez du peu) grand connaisseur du Tour, en parle comme d’une « invention d’écrivain », une « fabrique de récit ». C’est vrai que la Grande Boucle se déroule et se raconte comme un feuilleton sportif long de 3 semaines. Avec ces rebondissements, ses faux suspenses, ses moments d’ennui aussi. Comme cet été de 1961, qui vit Jacques Anquetil porter le maillot du premier au dernier jour de la compétition. Les rivaux ne sont pas au rendez-vous, en sous-régime ou tout simplement absents. Du coup, c’est calme blanc sur les routes du Tour. Le panache se fait aussi rare que les pousse-pied après une marée noire. Les seules bourrasques sont à mettre au compte de L’Equipe, parrain de la compétition, où Jacques Goddet (par ailleurs directeur du Tour) signe un éditorial, « La route des Nains » qui fustige l’absence d’esprit de compétition des coureurs. Sur le Tour, seuls les forçats, qui attaquent la côte au piolet ou taillent du sprint comme les écoliers des crayons de couleur Caran d’Ache ont droit à leur mausolée. Ou les morts: sur les pentes du Mont Ventoux, la route est parsemées d’ex voto à la mémoire de l’Anglais Tom Simpson, qui y laissa le souffle et la vie une après-midi caniculaire de 1967. La Grande Boucle a aussi son martyrologe.
Olympe des routes
Après les années blanches de la décennie 90, «le Tour avait besoin de merveilleux, d’incroyable », écrit Jean-Louis Le Touzet (Un vélo dans la tête, Stock, Paris, 2014), qui a couvert la compétition pour le compte du journal Libération durant 20 ans. « Pissé de la copie », dit-il lui-même. Son écriture a rendu compte mieux que n’importe qui d’autre la cuisine et l’arrière cuisine du Tour, les non-dits, le terroir, la légende, le roman qui s’écrit et les télés qui sucent la roue du scandale. Pour lui, les années Armstrong étaient une nécessité pour percer la fadaise apparente d’un sport rongé par le dopage. Les 7 années du règne de l’Américain, désormais effacées du palmarès, ont été « surabondantes de supercherie, de mensonge, de bêtise et de farce. » Le Touzet en a fait le matériau ironique de ses meilleurs papiers, qui racontaient avec le langage du suiveur, la gouaille franchouillarde et intelligente ce que les caméras évitaient soigneusement.
Il faut prendre conscience à quel point la télévision a modifié la perception du sport cycliste et du Tour en particulier. Un parallèle peut être fait avec le domaine du football. Journaliste du ballon rond – également pour Libération – Grégory Schneider rappelle incessamment, dans ses articles, qu’en football, on oublie que l’essentiel se passe sur le terrain. Ou aux abords. Que là, les cris des joueurs et des entraineurs, les sons des chocs produits par les coups de pieds sur le ballon ou les corps entre eux raconte beaucoup plus sur se sport que n’importe quelle retransmission achetée à prix d’or. Que là, demeure l’essence même d’un sport qui ne peut être réellement appréhendé que depuis une tribune ou la ligne de touche. Le constat est peu ou prou le même pour le cyclisme. Tant de choses se passent hors-champs, hors du regard multiplexé de la caméra, dont la fonction est devenue de pérenniser un storytelling, une marque avec ses logos et ses clichés jetables. Comment rapporter les coups de menton ou de coude au milieu du peloton, les tractations, les tentatives d’intimidations, les mainmises de coureurs ou d’équipe qui structure une étape? L’histoire que le Tour a imprimé en calque sur les routes de France s’est surtout faite dans les marges du récit télévisuel, qui n’est pas encore parvenu à sortir la compétition du domaine de la route. Prenons pour exemple la « Caravane du Tour », qui n’est désormais plus appelée « Caravane publicitaire ». Précédant les coureurs, elle provoque un émoi assez sensationnel sur les suiveurs et spectateurs, prompts à se jeter sur les colifichets, objets publicitaires, gadgets et échantillons que les marques associées jettent depuis leurs voitures dans d’amples gestes ostentatoires, à la manière des souverains des contes de fées jetant des piécettes aux gueux sur leur passage. Il faut l’avoir vu une fois de ses yeux, avoir senti l’effervescence et la folie qui déroulent par vagues le long des routes, surtout dans les tronçons de montagne, là où le spectacle sera assuré plus tard, la lenteur du rythme imposé par la pente permettant de mieux profiter des visages, des corps et des maillots. Cette caravane a participé à l’image et à la popularité du Tour. Elle est le camelot mercurial, l’Hermès annonciateur de l’arrivée des Dieux de la route. Coureurs, voitures des commissaires et des équipes, caméras embarquées sur motos, pelotons, échappés et attardés.
Dans ce fourreau mythologique se rangent, pour beaucoup, autant de souvenirs d’enfances, de récits et commentaires sur longues ondes dans la voiture familiale ou le camping des vacances, ou encore sur le téléviseur une fois l’école terminée. Année après année, le récit reste inchangé : la Grande Boucle se cherche un héros providentiel qui pourra à nouveau élever la route au niveau de l’Olympe. Cette année, à qui le Tour ?
(Texte : Nicolas Bogaerts, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : GaHetNa-Nationaal Archief NL)